« Mes parents s’intéressaient beaucoup à l’art. Pour moi, des artistes comme Brancusi et Giotto étaient des demi-dieux. Hugo Häring était l’ami d’un ami – c’est l’architecte à qui Malévitch avait confié ses toiles pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à ce qu’elles soient accueillies par le Stedelijk Museum Amsterdam. Nous avons pu les voir de très près – il les gardait enroulées sous son lit ici, à Biberach [la petite ville d’Allemagne où vivaient Häring et les Laib, ndlr]. Elles ont eu une influence considérable sur notre famille. Dans les années 1950, il était rare d’être en contact avec de l’art d’un tel niveau international, surtout dans cet environnement provincial du sud de l’Allemagne. C’était une chance incroyable. »
« Et pourtant, lorsque plus tard, j’ai rencontré d’autres artistes, j’ai été déçu. Je n’arrivais pas à imaginer ce qu’il∙elle∙s pouvaient m’apprendre. J’ai donc entrepris des études de médecine – avec beaucoup d’idéalisme –, mais avant même de les terminer, j’ai compris que je serai artiste. Très peu de temps après, j’ai réalisé la première de mes Milkstones, des sculptures en marbre blanc pur très légèrement creusées en surface et remplies de lait pendant quelques heures au cours d’une exposition. Les Milkstones sont tout ce que la médecine n’est pas. Cinquante ans après, je continue à les faire, comme je continue à disperser du pollen depuis 30 ans – c’est formidable ! Dans le même esprit, la littérature fondatrice, les écrits de Lao Tseu par exemple, a toujours autant d’importance pour moi, même un demi-siècle après. Atteindre une certaine constance et une certaine profondeur n’est possible que si l’on persiste dans quelque chose. »
« Dès le début, je croyais être investi d’une mission – et à vrai dire, je le crois toujours. Pour moi, l’art est la chose la plus importante qui soit. Jamais je ne me suis installé dans une grande ville pour bénéficier d’influences extérieures ; je créais des œuvres à partir de l’intérieur de moi-même, je les vivais. Mais je voulais les montrer au plus grand nombre à travers le monde. Et c’est ce que j’ai fait. Mon truc, ce n’était pas juste d’exposer, c’était d’être dans les meilleurs musées et les meilleures galeries. »
« Le lait et le pollen sont d’une beauté inouïe. Cela a un peu évolué, mais la beauté reste encore très taboue dans le monde de l’art, surtout en Allemagne. Lorsque j’ai commencé à parler de beauté, il y a des années de cela, les gens levaient les yeux au ciel. La beauté, c’était du poison dans ce monde affreux, disait-ils. Mais moi, je crois que plus le monde est moche, plus il est important d’avoir de la beauté – de la beauté intérieure. Cela, je l’ai toujours défendu. »
« Je mous les Milkstones à la main, je verse du lait dedans et j’implique d’autres personnes dans le processus. Pendant un bref instant, il y a une vraie concentration, une vraie intensité. Je n’ai pas vraiment envie d’appeler ça une performance. C’est aussi un rituel, mais aussi tout autre chose. Pour moi, cette complexité est ce qui en fait une œuvre d’art importante, et non juste un élément décoratif. »
« Je ne me vois pas du tout comme un artiste de performance. Quand je disperse du pollen, je le fais rarement en public : en général seul le∙la commissaire d’exposition ou le∙la directeur∙rice du musée est présent∙e. Mais là, le musée de l’Orangerie à Paris m’invite à exposer dans les salles ovales mondialement connues des Nymphéas de Monet. Puisqu’il a stipulé qu’aucune autre œuvre ne devait être exposée dans le même espace, je vais disperser le pollen au cours d’une sorte de performance et il ne sera exposé que quelques heures. Peu de personnes pourront le voir, mais l’intensité de ces quelques heures le rendra incroyablement précieux. Ce qui convient très bien au pollen, lui-même si précieux en soi. »
« Je pourrais en disperser chaque mois dans un musée ou une galerie quelque part dans le monde. Quand je refuse des invitations, on me taxe d’arrogance, mais ce n’est pas comme avec des toiles que l’on a juste à accrocher au mur ; une exposition n’est possible qu’une ou deux fois par an. J’ai toujours récolté du pollen uniquement dans mon environnement immédiat. Je voulais que cela reste simple, et c’est comme ça que je procède depuis des dizaines d’années. Par exemple, ici, dans les contreforts alpins, les prairies se couvrent de pissenlits jaunes quatre à cinq semaines par an. Je peux alors récolter le pollen dans un petit bocal. Je le débarrasse des poussières, puis je le filtre pour le rendre complètement pur. »
« Rester assis dans une prairie, c’est très, très agréable, mais très fatigant – ramasser du pollen me prend des heures. Je ne suis plus tout jeune, et le changement climatique rend le pollen plus difficile à trouver, tout comme les pratiques agricoles agressives, qui poussent les fleurs hors des prairies. C’était beaucoup plus facile il y a 20, 30 ans. Pour autant, je ne veux pas que mon travail soit cautionné par un sujet tendance comme la crise climatique. Il y a tellement plus dans mon art. Je suis très humble dans ma vie privée. Mais lorsqu’il s’agit d’art, tout est en jeu. »