Il∙elle∙s sont rares, les artistes ou les créateur∙rice∙s de mode que l’on peut qualifier de véritablement originaux∙ales, c’est-à-dire complètement libres de l’influence de leurs prédécesseur∙euse∙s et traçant, infatigables, leur propre voie. Or Iris van Herpen est de ceux∙elles-là. Depuis 2007, elle révolutionne l’industrie en associant de manière unique artisanat haute couture et technologie de pointe. Ainsi fut-elle la première, en 2010, à faire défiler une robe imprimée en 3D dans sa collection « Crystallization ». L’année suivante, à tout juste 27 ans, elle eut le rare privilège d’être invitée à rejoindre la Chambre syndicale de la haute couture, la commission de régulation française qui décide si une marque de mode est éligible au titre de maison « haute couture », une appellation juridiquement protégée.

« Iris a une confiance en elle qui lui permet d’aller là où personne n’ose aller à ce moment-là. Elle ressemble à une exploratrice du 15e ou du 16e siècle, mais ce ne sont pas des océans qu’elle traverse : ce sont toutes les disciplines, tous les sujets et toutes les cultures », déclare Cloé Pitiot, architecte de formation et conservatrice au musée des Arts décoratifs (MAD) à Paris. En novembre 2023 s’y est ouvert l’exposition « Iris van Herpen. Sculpting the Senses », sous le commissariat de Cloé Pitiot et de l’assistante de conservation Louise Curtis, sur une scénographie de l’Agence Nathalie Crinière. Cinq années de préparation ont été nécessaires pour tenter de mettre au jour les rouages qui animent l’esprit singulier de la créatrice de 39 ans, mue avant tout par une insatiable curiosité. « Iris travaille avec des biologistes comme avec des philosophes, des concepteur∙rice∙s sonores et des artisan∙e∙s du monde entier. Tout l’intéresse : un insecte, une étoile dans le cosmos, une machine ou un rêve lucide », poursuit Cloé Pitiot. Les objets intégrés à l’exposition, des œuvres d’art contemporain au mobilier (dont une partie a été spécialement conçue pour l’occasion), en passant par des fossiles anciens et des spécimens naturels, font formidablement écho aux créations d’Iris van Herpen. « Pour elle, tout constitue un nouveau territoire à explorer », résume la conservatrice.

La danse classique constitue un élément majeur dans l’œuvre de la créatrice. « Danseuse elle-même, Iris a un lien très fort avec la réalité physique du corps – sa force, sa créativité et sa capacité à communiquer des émotions », pointe Cloé Pitiot. Il y a une cinétique inhérente à son travail – un moment fort figé dans le temps, un vêtement fluide qui émet une vibration et une énergie lui conférant une vie propre. Certaines créations, comme les éléments de coiffure protéiformes conçus avec l’artiste Casey Curran pour sa collection haute couture printemps-été 2021, vont jusqu’à utiliser de discrets mécanismes grâce auxquels ils semblent s’animer d’eux-mêmes.

L’élégance des costumes de danse classique est une autre des sources d’inspiration d’Iris van Herpen, qui aborde son art comme elle concevrait un ballet ou une « véritable œuvre d’art ». La musique tient également un rôle essentiel. Le nom des deux collections prêt-à-porter automne-hiver 2010 et l’une des sections de l’exposition au MAD, « Synesthesia », se réfère au phénomène neurologique qui voit fusionner des sens distincts. Lorsqu’elle entend de la musique, par exemple, Iris van Herpen perçoit des motifs, des textures. Elle partage ce don fascinant avec, entre autres figures célèbres, le peintre Vassily Kandinsky et la star de l’alt-pop Billie Eilish. Cette expérience unique, multisensorielle, immersive, est devenue la quintessence de l’univers d’Iris van Herpen. Elle collabore régulièrement avec des créateur∙rice∙s qui œuvrent dans le même esprit et le mélange des genres dont, notamment, l’architecte et artiste Philip Beesley, basé au Canada et connu pour ses installations interactives, ainsi qu’avec son compagnon, le designer sonore Salvador Breed. Comme la designeuse, avec laquelle il travaille depuis 15 ans, ce dernier associe des éléments classiques – instruments à cordes par exemple – à des sons électroniques et entendus dans la nature, produisant un effet d’une dimension irréelle. Pour l’exposition au MAD, il a créé des compositions sonores pour chaque salle avec, en guise de pièce finale, un concert méditatif de 25 minutes.

Le défilé haute couture automne-hiver 2016 d’Iris van Herpen, qui explorait la cymatique, ou l’étude de la visualisation des vibrations acoustiques sous forme de motifs géométriques changeants, illustre bien la maîtrise peu conventionnelle qu’a le duo de la synergie entre le son et la mode. Les mannequins, vêtu∙e∙s de robes déclinant le motif du cercle, défilaient sur un podium où le musicien japonais Kazuya Nagaya créait et animait une installation sonore de bols zen. Lors d’autres défilés, ce sont les vêtements eux-mêmes qui constituaient la bande son. Dans celui de la collection prêt-à-porter printemps-été 2014, les modèles faisaient résonner des capteurs embossés dans les tenues en entrant en contact les un∙e∙s avec les autres, faisant se propager des sons électroniques dans le public.

Outre la synesthésie, d’autres phénomènes humains tels les états de conscience altérée exercent une profonde fascination sur la créatrice, ce qui se répercute dans les illusions d’optique dont sa mode est empreinte. Que ce soient les quatre éléments ou les attributs physiques uniques des animaux, la nature reste probablement sa muse principale. Attirée par le pouvoir métaphorique de l’eau et de la renaissance, elle y fait souvent référence dans son travail à travers des formes évoquant la vapeur, les bulles ou les vagues déferlantes. Dans la galerie d’ouverture de l’exposition au MAD, une série de mannequins présentent le vaste arsenal de matériaux de la créatrice, du tulle au plastique recyclé et même au verre soufflé, qu’elle utilise pour atteindre l’effet souhaité. S’y ajoutent des coraux, des oursins, des illustrations du naturaliste et biologiste allemand du 19e siècle Ernst Haeckel et des aquarelles de méduses du 18e, dont les mouvements ondulants se reflètent dans les robes éthérées d’Iris van Herpen.

La créatrice puise aussi son inspiration dans les structures complexes de la nature ou créées par l’homme : ruches, réseaux souterrains de mycélium, cathédrales gothiques... Les squelettes, animaux ou humains, se retrouvent également dans ses créations, tout comme la notion de seconde peau. Certaines de ses pièces les plus importantes et les plus iconiques – la robe imprimée en 3D « Crystallization » de 2010 aux allures d’armure, par exemple, réalisée en collaboration avec le créateur Daniel Widrig et aujourd’hui dans la collection du MAD – illustrent parfaitement sa fascination pour ce domaine. Nombre des vêtements d’Iris van Herpen frôlent le surréel. Son enfance à Wamel, aux Pays-Bas, près de Bois-le-Duc – la ville natale du peintre flamand Jérôme Bosch –, a fait naître en elle un intérêt pour les personnages fantastiques et les créatures hybrides, ce qui se révèle sous des formes plus sombres, comme la « robe serpent » de 2011, par exemple, qui semble emprisonner le corps, mais aussi par des ensembles plus légers, inspirés par les ailes et les plumes des oiseaux.

De la terre au ciel, l’exposition culmine dans le cosmos, à la fois une source d’inspiration et une métaphore de l’infini potentiel d’Iris van Herpen. « Des mannequins pendent du plafond, de travers et à l’envers, afin de nous donner l’impression d’être dans une autre dimension », commente la commissaire, ajoutant que cet espace est probablement celui « qui ressemble le plus à Iris ». N’hésitant jamais à aller jusqu’à l’extrême, Iris van Herpen a déjà eu recours à un champion de chute libre qui, vêtu d’une robe de sa collection haute couture automne-hiver 2021 « Earthrise », sautait d’un avion – une vidéo de cette incroyable performance est projetée dans cet espace. Ajoutant à la scénographie surréelle de cette galerie, Contact Lens (2023), de l’artiste japonais Haruka Kojin, une vaste œuvre immersive composée de lentilles en acrylique de différentes tailles, est une autre bonne illustration de la manière dont Iris van Herpen intègre des installations artistiques qui complètent et amplifient ses présentations sur le podium. « Iris a une liberté incroyable dans ses créations. Il n’y a aucune limite », souligne Cloé Pitiot. « Elle peut tout faire et aller dans toutes les directions – que ce soit retourner dans le passé ou plonger dans le futur. »

Crédits

Stephanie Sporn est une auteure basée à New York, spécialisée dans l’intersection entre l’art et la mode.

Traduction française : Carole Coen.

Publication originale le 21 février 2024. 

Légende de l’image en pleine page : David Uzochukwu pour Iris van Herpen — robe Hydrozoa, Collection Sensory Seas, 2020. Collection privée d’Iris van Herpen.