Même dans leur absence, ils brillent. Jusque-là délaissés des politiques culturelles, les cabarets traditionnels n’en ont pas eu besoin pour écrire une histoire multiséculaire, trempant leur encre dans celle des révolutions, des cafés-théâtres et des revues de music-hall. À la différence de ces dernières toutefois, plus connues du grand public, ils se disent volontiers interlopes, assumant d’être un refuge pour les marginaux·ales et les dissident·e·s de tout poil. Connaissant un renouveau depuis la réouverture de Madame Arthur, à Paris, en 2015, on les voit aujourd’hui pousser comme du chiendent à paillettes sur la scène nocturne. Ils se nomment Cabaret de Poussière, La Barbichette Cabaret, Cirque Électrique, Vénus Noire, Le Cabaret des Merveilles, Victor Victoria, La Bouche, Maison De La, le Shit Show!, Cabaraï, Bad Biches ou la K7, et ils ont bien l’intention de continuer à semer le trouble. Le ministère de la Culture a annoncé, ce janvier, que près de 500 000 euros seront débloqués pour soutenir leur activité : une initiative inédite, salutaire, peut-être nécessaire. Un « plan Cab », et après ?

La spécialiste Annabel Poincheval les qualifie d’« indisciplinaires » pour dire leur caractère insaisissable, tant les cabarets interlopes cabotent d’une pratique à l’autre, sans souci des nomenclatures. Qu’il·elle·s viennent du drag, du théâtre, de la musique, de la danse, du cirque, du monde de la nuit, du burlesque ou de l’art contemporain – quand ce n’est pas de l’éducation ou du monde de l’entreprise –, les cabarettistes rassemblent en effet des artistes qui ont su déplacer leurs manières de faire, opérer « sorties de route » et « pas de côté », comme le souligne Mascare, cofondatrice de La Bouche. Formé·e·s sur le tas, quitte à prendre des cours si nécessaire, il·elle·s sont surtout réuni·e·s par le désir de donner de la voix et de la joie en brillant de mille feux dans des numéros sans pareil qui, placés entre le shlag et le poétique, le trash et le virtuose, célèbrent le rire ensemble, la gaie débauche et la poésie venimeuse.

Ceux·celles que Jean-Marie Rivière (1926-1996), fondateur du mythique cabaret parisien Alcazar, a baptisé au siècle dernier les « créatures » ont élevé l’autodérision et le renversement du stigmate au rang d’art. Il·elle·s préfèrent d’ailleurs se dire TPG (« Trans Pédés Gouines »), voire queer (« bizarre »), plutôt que LGBT, une expression que beaucoup considèrent trop lissée. Ancienne dame pipi, marâtre gouailleuse à la voix éraillée, DJ aux chaussures de clown et meneuse de revue, Corrine/Sébastien Vion a fait de son caquet une arme de subversion massive. Avec ses airs de rombière mal embouchée, « dérangée ou dégenrée », comme elle le dit elle-même, elle cherche depuis 30 ans à bousculer l’autre de son verbe féroce, à « pénétrer son espace pour y foutre un peu le bordel », préférant sortir de sa scène de confort pour aller là où on ne l’attend pas : salles des fêtes, vitrines de Noël et goûters d’enfants. Fonctionnant à l’instinct, elle/il est de ceux·celles qui n’ont peur de rien, suscitant admiration et gêne tout à la fois.

Au cabaret, les créatures se confient, s’épanchent, persiflent et brocardent l’actualité, sans peur de choquer le·la bourgeois·e. Dans la pure tradition du théâtre de Karl Valentin (1882-1948) ou des satires musicales de Kurt Weill (1900-1950), deux cabarettistes de génie, elles racontent leurs galères quotidiennes (l’argent, l’amour, le travail…) et purgent leurs traumas, mêlant le récit intime au discours militant. La scène devient pour elles une tribune de choix pour dénoncer les mutilations faites aux personnes intersexes, les violences policières, les discriminations et les injustices de toutes sortes. Le Cabaret de Poussière, autodésigné anarchiste, n’hésite d’ailleurs pas à commémorer la Commune de Paris, et Madame Arthur à proclamer le « Gouinistan libre », une façon d’en appeler à l’émancipation lesbienne. Créateur de La Barbichette, Monsieur K. (Jérôme Marin) voit avant tout dans le cabaret un « divertissement intelligent » – comprenez critique et engagé dans son temps.

Chez les cabarettistes, le trouble est déjà un genre en soi, même si il·elle·s déconstruisent toutes formes d’assignations, de stéréotypes ou de hiérarchies. Mascare parle ainsi d’« archives vivantes » et de « prolongement poétique des existences » pour dire la façon dont il·elle·s se saisissent à bras-le-corps des questions classistes ou décoloniales. À La Bouche, chacun·e témoigne depuis son endroit personnel – celui de personne déclassée ou afro-descendante, issue de la classe ouvrière ou d’une famille de harki – pour mieux donner à entendre les mémoires collectives. Quand Soa de Muse chante en créole ou monte, avec Sheitan et Mami Watta, un cabaret afro-futuriste, ce sont toutes les subalternes qui, avec elles, sortent du silence. La force politique du cabaret est en effet de donner le pouvoir aux opprimé·e·s, à l’image des travestis et femmes à barbe qui y étaient applaudi·e·s alors qu’il·elle·s étaient, à l’extérieur, menacé·e·s de mort. Les cabarets accueillent par définition toutes les différences, des corps atypiques aux populations précaires. C’est du moins le projet, car dans la mesure où le cabaret est un « reflet de notre société, il faut toujours veiller à ne pas en reproduire les biais », nuance le maître de cérémonie du Cabaret de Poussière, Martin Dust, qui précise qu’en termes de diversité parmi les publics ou de parité dans les directions, le compte n’y est pas toujours. L’autogestion par les artistes apparaît sur ce point comme un possible garde-fou de leur inclusivité – ou plutôt un garde-folles.

Le plan Cabaret changera-t-il la donne ? Marquant l’aboutissement d’une mission d’études lancée par le ministère de la Culture en concertation avec le réseau Ekhoscènes, il reconnaît officiellement les cabarets comme des lieux de création pouvant bénéficier de subventions spécifiques, et vise à valoriser leur culture et leur patrimoine. Si le rapport dresse un état des lieux aussi précis que précieux, et que les aides à la création (ou à « la créature » comme on dit dans le milieu) et aux cabaretier·ère·s sont loin d’être inutiles, permettant de soutenir la production et de rendre les tarifs plus accessibles, on est encore loin d’une institutionnalisation. Et heureusement, se murmure-t-il en coulisses.

Les cabarets n’ont besoin d’aucune caution, même s’il est vrai que les collaborations avec des lieux culturels tels le Centre national de la danse (CND), le Centre Pompidou, le théâtre du Rond-Point, le théâtre national de Chaillot, le Palais de Tokyo, Les Célestins à Lyon ou le Mucem à Marseille, de plus en plus régulières, se révèlent souvent fructueuses. Bien que personne ne soit dupe quant aux risques de tokenisation et de capitalisation des arts populaires, les institutions trouvent en eux un levier pour élargir leur public et bousculer leurs habitudes. En retour, les cabarettistes y voient une manière de les interpeller, notamment sur le manque de diversité, et de se réinventer hors de la scène interlope. Si le cabaret désigne avant tout un lieu, « on peut bien », rappelle Martin Dust, « le faire naître n’importe où, sur un bout de trottoir, dans un club, un squat ou un musée ».

Reste l’urgence, soulignée à nouveau par la mission ministérielle, de penser la conservation d’un savoir-faire et d’un patrimoine dont les archives, disséminées entre fonds publics et privés, sont en grande part dépendantes de mémoires vivantes. Par-delà Joséphine Baker, Patachou et Line Renaud, qui se souviendra d’Yvette Guilbert, de Marianne Oswald et de Marie Dubas ? Que retiendra-t-on de Bambi, de Brenda Mour, de Monsieur Katia ou de Madame H ? C’est là le destin fragile d’une culture interlope qui, trop fugitive ou trop confidentielle, prend le risque de tomber dans l’oubli. Heureusement que des esprits libres, érudits et passionnés comme ceux de Monsieur K. et de Martin Dust permettent d’en perpétuer l’histoire. Comme cet article, la scène cabaret leur doit beaucoup. Un « plan Cab », décidément, ne satisfait pas tout.

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Florian Gaité est philosophe, enseignant à l’ESAAix (École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence), chercheur (ACTE - Arts, Créations, Théories, Esthétiques, Paris 1) et critique d’art, membre de l’AICA.

« Cabaret décadent, revue électrique : Vice », Cirque Electrique (Paris 20e), spectacles du 12 février au 29 mars ( relâche les 5 et 6 mars )
« Cabaret des Venus noires », à la Communale Saint-Ouen (Saint-Ouen-sur-Seine), spectacle le 14 février
Shit Show !, au Sing or Die (Marseille 1er), spéciale le 12 février
Cabaret La Bouche (Paris 18e), spectacles les 7, 12-13 février, 5-7 mars, 12-13 mars
Cabaret de Poussière au Zèbre de Belleville (Paris 11e), spectacles du 19 au 28 février
Cabaret La Barbichette à la Machine du Moulin Rouge (Paris 18e), spectacles les 20-22 février, 13-15 mars

Image d'en-tête : Au Cabaret de Poussière, Paris, janvier 2025. Photographie de Léon Prost pour Art Basel.

Publié le 4 février 2025.