« Je travaille “avec” les aventures de l’encre, pas “contre”. » Ainsi Françoise Pétrovitch évoque-t-elle les dessins qui l’ont fait connaître, enfants désemparé·e·s, ados changeant·e·s, oiseaux saisis au vol, chiens jaunes ou bleus, couples et fumeurs… Lavis, gravure, peinture à l’huile, elle laisse filer les pigments en larmes et rivières, elle s’arrête sur tous ces gestes qui nous constituent : porter, cacher, s’aveugler, serrer, caresser, libérer, dévorer… Son atelier à Cachan, en banlieue parisienne, comme celui en Normandie, où elle se réfugie de plus en plus, abritent une foule d’êtres en repli, en déploiement. Des visages qui se masquent et se démasquent. « Il·elle·s peuvent être témoins, sentinelles, victimes ou changer d’un statut l’autre : la vie est longue, et les états non définitifs m’intéressent. Cette transformation des êtres, notamment de la figure adolescente. » Sont-il·elle·s dominé·e·s ou dominant·e·s, absent·e·s ou présent·e·s ? « Ces questions du point de vue me hantent, comme celle du regard dominant qui traverse mon œuvre. Mes personnages apparaissent comme des épiphanies. Sont-ils réels ou pas ? Ils naissent de photos que je prends ou d’observation, et après cela dérape. »

Et les voilà qui glissent hors contexte, en dehors du réel, solitaires. « J’ai du mal avec cette peinture réaliste, truffée d’anecdotes, que l’on voit beaucoup. Ce n’est pas ce que je cherche. Il y a beaucoup de silence dans mon œuvre, et si l’on se sent tou·te·s assailli·e·s par le bruit du monde, on se retrouve finalement, malgré tout, dans un grand silence. » Chez elle, tout se joue ainsi dans la, dans les réserves : ces espaces où la feuille laissée blanche dit l’impossibilité de saisir l’autre vraiment. « Le blanc du papier est le squelette, à la fois ce qui est le plus en surface et le plus profond. »

Âgée de 60 ans, Françoise Pétrovitch préserve en elle comme dans son œuvre un troublant mélange de vivacité et de mélancolie. Depuis sa première rétrospective au Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture à Landerneau (2021-2022), elle a accumulé les succès, d’abord à la BnF (2022-2023), puis au Musée de la vie romantique (2023). La voici cet hiver honorée d’une exposition au musée Jenisch Vevey, en Suisse, qui consacre ses estampes en écho aux œuvres de Félix Valloton et Ferdinand Hodler de la collection. Ce printemps, le musée Marmottan Monet lui donne carte blanche pour se mettre en dialogue avec la peintre Berthe Morisot, au gré de variations autour d’une fleur. Enfin, cet été, elle investira le MO.CO. de Montpellier.

Ses débuts n’ont pas été si faciles. « Pendant plus de 15 ans, je n’ai pas du tout été regardée », se souvient-elle. Portée par son admiration pour Dürer et Rembrandt, elle s’est formée à la gravure en brevet Arts graphiques à Lyon. « On était trois paumé·e·s dans l’atelier, personne ne regardait, c’était presque la honte. À côté des grand·e·s peintres en vogue, on était des petites crottes ; une femme, en plus, qui vient des arts appliqués et de sa province savoyarde ! Ce n’est pas un hasard si j’ai commencé à travailler sur des cahiers d’écolier, comme si je me remettais à ma place. Mais il y avait en moi cette nécessité de faire, malgré ma timidité. »

Elle travaillait alors à la pointe sur plaque de cuivre, « l’antithèse de mes lavis. La gravure, c’est mental, mental, mental. Il faut tout penser, analyser. Il suffit d’un trait, la chose est dite, pas d’effusion ». Mais dès les premières années, elle n’a qu’une peur : « Se figer dans un trait, une technique. J’aime me confronter à la singularité de tous les médiums, ne pas me laisser inféoder. Si tu restes dans le même espace, soit tu finis par te dégoûter toi-même, soit tu débloques. Un·e céramiste, par exemple, est dédié·e à une matière ; moi, j’ai envie de me dédier au sujet : les transformations, l’adolescence, les fragilités. » Peu à peu, ses horizons s’élargissent; elle découvre la peinture sur le tard, puis la sculpture, et avec elle « une densité que je n’avais pas. Le pinceau, le dessin, c’est la souplesse, l’organique, le fluide. Dans la sculpture, il y a une dureté, une adversité dans le faire qui m’amène vers autre chose ».

Françoise Pétrovitch collabore aujourd'hui avec l’opéra ou la danse, et teste les limites de la vidéo. « Pour le Moco, je travaille à une vidéo immersive, démultipliée, comme si le dessin se délitait dans l’espace, éclatait. La mise en scène de spectacle a eu beaucoup d’influence sur mes vidéos. La mise en mouvement, en volume et en temps de l’image, le jeu avec les corps des spectateurs, tout ça est nouveau pour moi. Je pense qu’il me reste beaucoup à explorer sur la matérialité et l’immatérialité de l’image».

Credits and captions

Françoise Pétrovitch est représentée par Semiose (Paris).

Françoise Pétrovitch
‘De l’absence’
Du 28 janvier au 28 mai 2025
Musée Jenish, Vevey, Suisse

Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.

Image d'en-tête : L'artiste dans son atelier normand, janvier 2025. Photographie de Tiphaine Caro pour Art Basel.

Publié le 27 janvier 2025.