Lorsque j’ai demandé à Gerard & Kelly de choisir un lieu que nous irions visiter ensemble, l’Espace de méditation de Tadao Ando, au siège de l’Unesco, s’est vite imposé. Ce petit pavillon de béton circulaire se dresse discrètement à l’ombre du célèbre bâtiment de Marcel Breuer, Bernard Zehrfuss et Pier Luigi Nervi, et juste à côté du jardin japonais d’Isamu Noguchi. À notre arrivée, une cérémonie se déroule de l’autre côté de l’avenue de Lowendal, derrière les grilles de l’École militaire : « La fabrique de la guerre fait face à celle de la paix », remarque Brennan Gerard alors que nous franchissons l’entrée de cette institution internationale, dont le siège bénéficie d’un statut d’extraterritorialité au cœur de Paris.

Il y a une dizaine d’années, le duo d’artistes américains désormais parisiens est venu aux arts visuels par le biais de la performance et de la danse, mais en sortant de l’espace scénique pour travailler dans des lieux spécifiques : « Notre pratique devient le site et le non-site », explique Ryan Kelly. Visiter l’Espace de méditation est pour eux une façon de revenir aux origines du film Panorama qu’ils ont réalisé en 2020 dans le cylindre de la Bourse de Commerce, un autre chef d’œuvre de Tadao Ando conçu sur un principe architectural voisin lors de la transformation de l’édifice pour la Collection Pinault. L’espace évoque aussi le bardo, un principe issu du bouddhisme tibétain désignant un état liminal, dérangeant et potentiellement transformateur, entre mort et renaissance – et qui donne son titre à leur exposition personnelle se tenant cet hiver à la Marian Goodman Gallery à Paris.

Jusqu’à ce que s’ouvrent le Château La Coste, en Provence, en 2011, puis la Bourse de Commerce - Pinault Collection, à Paris, en 2021, l’Espace de méditation de l’Unesco, inauguré en 1995, fut longtemps l’unique réalisation de Tadao Ando en France. Légèrement en contrebas du bâtiment principal, on y accède par une rampe à plusieurs volées qui, jusque récemment, passait au-dessus d’un miroir d’eau recouvrant des dalles de granit autrefois radioactives. Celles-ci provenaient du site d’Hiroshima et ont été installées à cet endroit après avoir décontaminées. « Il y a là quelque chose qui nous intéresse : la purification de pierres irradiées évoque la purification d’une histoire de la violence », continue Gerard. « Ce lieu est destiné exclusivement à la réflexion et à la paix, sans pour autant se tenir à l’écart du monde. »

À la Bourse de Commerce, le duo avait choisi de répondre à la frise panoramique de la coupole. Peinte à la fin du 19e siècle, celle-ci présente le commerce international de la France avec une iconographie caricaturale et colonialiste, typique de l’époque. « Nous avons pensé le film Panorama comme un rituel de purification, en travaillant avec trois personnes qui incarnaient les marges de la société représentée dans la frise et en imaginant que leurs histoires pourraient être une contre-frise, un récit qui ne soit pas déterminé par la violence », ajoute Kelly.

Lorsque nous entrons dans l’Espace de méditation – ainsi qu’à plusieurs moments pendant notre échange –, un silence s’installe, comme une invitation à écouter l’air qui nous entoure. « Les bâtiments les plus réussis fonctionnent comme des corps, ils respirent. L’art ne peut pas sauver le monde, mais il peut sauver nos âmes, nous inviter à ralentir le temps face au débordement d’information que nous n’avons pas d’espace pour traiter », suggère Kelly. « C’est à cette fonction de l’art, qui n’implique pas le langage, que nous nous intéressons. L’Espace de méditation ne représente pas nos différences, il nous fait au contraire perdre nos identités culturelle, nationale, de genre… Il est profondément zen et plein de promesses. »

Dans ce lieu très intime, bien qu’exposé à tous les vents par deux grandes ouvertures, les sons font le tour du cercle que dessinent les parois. Lorsqu’on se place au centre, tout notre corps résonne. L’architecture nous traverse autant que nous la traversons. Cela amène notre conversation au film que Gerard & Kelly a récemment réalisé, E for Eileen. (2023) : « Celles et ceux qui figurent dans notre panthéon queer, comme la designer et architecte Eileen Gray, le compositeur Julius Eastman ou saint François véhiculent l’idée que le corps peut se dissoudre dans l’espace autour de nous », explique Kelly. « C’est lié au bardo, à la présence des êtres qui sont partis. Nous nous intéressons aux subjectivités qui changent au contact des autres, hors de notre corps, à ces expériences de seuil, à l’endroit où vont les corps qui se fondent dans l’espace. Méditer, prier, danser, faire l’amour, écrire sont des opportunités de dissoudre notre ego, nos identités et de plonger dans un abysse de oneness, en se laissant aller. »

Par-delà le silence qui y règne et en dépit des quatre fauteuils qui y sont installés, l’Espace de méditation de Tadao Ando convoque, dans ses murs et tout autour d’eux, les innombrables fantômes de l’histoire. Comme le souligne Gerard, « nous sommes peut-être les seul·e·s vivant·e·s dans cette pièce, mais il y a aussi tous ceux et toutes celles qui sont là et que l’on n’entend pas toujours. La question est de savoir si nous les écoutons ou pas. Avec le retour du nationalisme et de la guerre, nous sommes dans une époque de nostalgie, mais notre propos n’est pas nostalgique. Nous trouvons notre force dans le fait de regarder le passé, et nous nous engageons contre la violence de l’intérieur. L’art a une responsabilité vis-à-vis de l’histoire. »

Crédits

Gerard & Kelly
« Bardo »
Du 17 janvier au 8 mars 2025
Marian Goodman Gallery, Paris

Anaël Pigeat est critique d’art, editor-at-large pour le mensuel The Art Newspaper, journaliste pour Paris Match et commissaire d’exposition.

Légende de l’image d’en-tête : Gerard & Kelly dans l’Espace de méditation (1995) de Tadao Ando, siège de l’Unesco, Paris, 2024. Photographie d’Aude Carleton pour Art Basel. 

Sur toutes les photographies de Gerard & Kelly par Aude Carleton : vêtements Études Studio, stylisme par Stacey Berman.

Publié le 16 janvier 2025.