Depuis quelques années, on assiste à un bouillonnement de la scène artistique française. Parmi les dynamiques qui nourrissent ce développement, l’apparition d’une nouvelle génération, se définissant plutôt comme curateur·rices que comme commissaires d’exposition. Iels sont à l’origine d’une conception dans laquelle la présentation d'un projet artistique n’est que l’une des nombreuses composantes d’une constellation d’activités d’édition, de symposiums, mais aussi de pratique sociale, de médiation, etc… – et façonnent actuellement la scène de demain. Travaillant souvent à la périphérie des institutions traditionnelles, iels implémentent de nouvelles méthodes de recherche, en privilégiant des territoires moins saturés de projets, offrant davantage de liberté et parfois plus de visibilité.

L’expérience d’Anna Milone s’inscrit par exemple dans le dynamisme culturel du Grand Paris. Après avoir piloté les programmes de l’association FLAX (France Los Angeles Exchange) entre 2017 et 2020, en développant des projets particulièrement collaboratifs – comme, par exemple, la performance et le film de Lola Gonzàlez en 2017, rassemblant plus de 90 performeur·euses professionnel·les et amateur·rices, au sein de Grand Park, en plein cœur de Downtown LA, Anna Milone dirige actuellement le Centre Culturel Jean-Cocteau, qui dépend de la mairie des Lilas.

À contre-courant des carrières qui auraient privilégié une étape dans une grande institution à son retour en France, Anna Milone a préféré s’impliquer dans une petite structure publique fortement ancrée dans un territoire restreint. Cette situation périphérique est pour elle « la garantie d’une marge de manœuvre expérimentale plus importante » et de plus de cohérence avec ses recherches de sens. Cela s’illustre notamment par des projets de cocréation avec les habitant·es des Lilas, dont les voix résonnent avec celles plus établies du monde de l’art, de Malala Andrialavidrazana à Josèfa Ntjam. À partir de février 2025, le film de Célestin Spriet sera ainsi présenté et donnera voix à des personnes des Lilas homosexuel·les de plus de 60 ans, ayant grandi à une époque où leur sexualité était réprimée, rendant donc essentielle l’existence d’espaces communautaires cachés.

Une vocation similaire anime le duo Anna Labouze & Keimis Henni, fondateur·rices et directeur·rices d’Artagon (une association aidant les jeunes artistes à se professionnaliser entre Pantin et Marseille), directeur·rices artistiques des Magasins Généraux (un centre culturel hybride fondé à Pantin, particulièrement axé sur les scènes émergentes) et commissaires de la première Contemporaine de Nîmes en 2024. Mu·es par une volonté « d’élargir le champ de l’art », iels se placent quasiment du côté de la social practice, ce courant qui considère l’art comme un potentiel vecteur de changement social parfois plus efficace que d’autres formes d’action. Bien qu’iels collaborent fréquemment avec des artistes reconnu·es, le public de la culture n’est pas nécessairement la première cible de leur travail, privilégiant à l’inverse des formats et des contenus tournés vers les habitant·es des quartiers qu’iels occupent.

L’attrait des périphéries s’explique aussi par les possibilités intellectuelles qu’elles permettent. Julia Marchand, Curatrice adjointe à la Fondation Van Gogh en Arles de 2015 à 2023 et fondatrice du project space Extramentale, a par exemple quitté la ville provençale il y a un an pour aller vivre à Venise, où elle a conçu le pavillon géorgien de la Biennale en 2024. Elle explique ce choix par son besoin d’ancrage dans un territoire. Non pas tant pour faire émerger une scène, mais plutôt pour trouver des espaces interstitiels « propices à la pensée ».

Arles et Venise sont similaires en ce qu’elles sont toutes deux structurées par leur saisonnalité, qui apporte une grande visibilité aux projets de Julia Marchand lors des évènements à portée globale qu’elles accueillent, tout en garantissant le reste de l’année un calme relatif adapté à un temps de recherche. Elle privilégie ainsi une étude sur le temps long, portée sur les formes ou les personnalités, dit-elle, « fragiles », comme celles de l’adolescence qu’elle a longuement exposées via Extramentale. L’un des projets marquants en ce sens était le jeu vidéo The Very Scary Forest, réalisé par Sara Dibiza et conçu spécialement pour la chapelle de la Charité d’Arles pour le festival Octobre Numérique en 2021, qui fut ensuite exposé dans le cadre de « Worldbuilding. Jeux vidéo et art à l’ère digitale » au Centre Pompidou-Metz en 2023.

C’est un parcours intuitif qui a mené Claire Luna en Amérique latine dès son plus jeune âge, à une époque où les scènes régionales étaient encore peu étudiées. Après avoir vécu au Pérou et en Équateur, elle a occupé un poste d’assistante curatoriale au Museo del Barrio à New York avant de revenir à Paris, animée d’un désir de créer des ponts entre ces différentes scènes. Aujourd’hui indépendante, sa recherche trouve sa source dans « ce saut [qui] a décentré [son] regard pour toujours ». Loin d’être spécifiquement portée sur les artistes latino-américain·es, elle s’intéresse à des thématiques transversales, telles l’eau « comme matière politique et poétique ». Citons par exemple « La rencontre des eaux », un cycle d’expositions, de rencontres et de performances présentées à la Cité internationale des Arts en 2021. Pensés à partir d’un phénomène naturel au Brésil interprété comme une zone intermédiaire, les différents projets des artistes en résidence s’y rencontraient. Depuis, elle déplie le fil de l’eau au gré des expositions : « Vagàlam », en 2022, invitait des adolescent·es de Clichy-sous-Bois à penser l’identité et le déplacement à partir des caractéristiques physiques de l’eau. Pour « Irrésistible », présentée à Poush en 2023, elle s’est intéressée à l’infiltration comme stratégie de résistance et de lutte.

Tous·tes insistent également sur les aspects immatériels de leur pratique, tant intellectuellement que formellement. Cette immatérialité se joue, par exemple, dans les formes de diffusion, comme chez le duo Charles Teyssou et Pierre-Alexandre Mateos, qui a notamment signé le programme des Conversations d’Art Basel Paris pour ses trois premières éditions. Pour eux, ces discussions sont des extensions de leur recherche. Imaginant leur programme pour Art Basel Paris comme un « salon de la subversion, un atlas de la connaissance, et un réseau de solidarité », ils insistent sur sa forte dimension discursive ; « cela se ressent particulièrement dans le ‘casting’ des intervenant·es, comme avec la discussion présentée au Petit Palais en 2024, The grotesque, the bad, and the ugly où nous avions invité Paul Clinton, Diego Marcon et Jamian Juliano-Villani. Ce choix relevait du même style de curation très signé, voire maniériste qui nous caractérise. »

Beaucoup évoquent également le travail d’accompagnement des artistes, qui donne lieu à des échanges essentiels mais impalpables. Nourri·es par ces constats, Anna Labouze & Keimis Henni ont décidé de structurer cet accompagnement pour favoriser l’émergence à tous les niveaux en créant Artagon. Plus largement, iels considèrent l’art comme un outil favorisant la création de communautés, la transmission de savoirs et d’histoires entre générations et l’inspiration des jeunes. Ces éléments se retrouvent dans leurs projets, même s’ils ne sont pas toujours officiellement médiatisés. Pour la Contemporaine de Nîmes, par exemple, iels ont organisé une kermesse artistique avec Mohamed Bourouissa dont le but majeur était de recréer du lien social dans un quartier difficile.

Certain·es résistent enfin à l’individualisation de leur travail au profit de formes plus collectives. « La découverte du community organizing aux États-Unis a été un choc, et m’a mise sur la piste d’une méthodologie de travail moins catégorisée et plus collective » explique par exemple Anna Milone. Jouant collectif, elle refuse de personnifier son travail et insiste sur l’organisation horizontale et collective du centre d’art. Au Centre Culturel Jean-Cocteau, la direction artistique est effectivement partagée avec Luca Avanzini , qui était au centre depuis trois ans déjà avant l’arrivée d’Anna Milone, et Thomas Maestro, curateur indépendant récemment embauché pour chapeauter la médiation. Tous·tes soulignent la richesse de ces échanges et l’ouverture intellectuelle qu’ils impliquent. C’est ce que rapportent également les duos interrogés ici, parlant d’une « évidence » et de la complémentarité de leurs parcours.

Même Claire Luna, malgré son indépendance, voit sa pratique très structurée par son appartenance à plusieurs collectifs ou associations : la coopérative curatoriale de Nicolas Bourriaud, Radicants (une plateforme nomade présentant expositions et livres imaginés par des curateur·rices indépendant·es, particulièrement axée sur les pratiques sous-exposées), le collectif Jeunes Critiques d’Art, ou la c-e-a / Association française des commissaires d’exposition. Ces différents groupes lui permettent de trouver des espaces d’émulation, et d’éviter les points de vue à sens unique, en attendant que ces pratiques ne s’institutionnalisent. Car même si les grandes institutions sont absentes de la plupart de ces parcours, elles demeurent néanmoins essentielles. Et quand on interroge ces curateur·rices sur la capacité des institutions à absorber leurs pratiques, Anna Milone est optimiste : « Elles n’auront pas le choix. Politiquement et économiquement les nouvelles générations portent un autre projet de société qui est amené à s’institutionnaliser ».

Crédits et légendes

Camille Bréchignac est une curatrice basée à Paris.

Légende de l’image en pleine page : Vue d’installation de l’exposition « Quand tu seras grande », Centre Culturel Jean-Cocteau, Les Lilas, 2024. Œuvres, de gauche à droite : Ismaël Bazri, Another brick in the wall, 2020 (avec l’aimable autorisation de l’artiste), Marion Fayolle, Les Petits, 2020 (avec l’aimable autorisation de l’artiste et de Magnani éditeur) et Ismaël Bazri, Dans l’eau de Nice, 2021 (avec l’aimable autorisation de l’artiste). Photo © Elodie Ponsaud. 

    Publié le 13 décembre 2024.