Dans les années folles succédant à la Première Guerre mondiale, « Paris est une fête », d’après le titre du roman d’Ernest Hemingway. L’écrivain expatrié y raconte l’enivrement de ceux∙celles qui, comme lui, sont venu∙e∙s goûter à cet hédonisme parisien, loin de la prohibition américaine. La ville représente alors plus que jamais un idéal, voire un refuge pour tou∙te∙s les aspirant∙e∙s à la liberté, qu’elle soit culturelle, artistique ou sexuelle. La vie s’y mène à un rythme frénétique dans l’effervescence mondaine des cafés et dans l’étourdissement des clubs de jazz.
Malgré les carcans limitant encore leur indépendance (droit de vote obtenu en 1944 et réforme des régimes matrimoniaux en 1965), les femmes trouvent à Paris un lieu favorable à leur émancipation. Elles sont ici libres de se former dans des académies quand d’autres pays leur en interdisent l’accès, libres d’exprimer leur personnalité et de vivre leurs amours. Muses, artistes, écrivaines, mécènes, intermédiaires… Elles jouent plusieurs de ces rôles à la fois, à l’instar de Kiki de Montparnasse, figure emblématique de la « garçonne », ou de Sylvia Beach, fondatrice en 1919 de la librairie Shakespeare and Company.
« Paris m’a toujours semblé être la seule ville où l’on puisse vivre et s’exprimer à sa guise », écrit dans ses mémoires Natalie Clifford Barney, femme de lettres américaine qui perpétue, à son domicile de Saint-Germain-des-Prés, la tradition des salons littéraires dans une indépendance d’esprit et une liberté de mœurs qui ne manquent pas d’attirer, parmi ses hôtes, un autre tempérament affranchi revendiquant sa bisexualité, la peintre Tamara de Lempicka.
Dans son tableau intitulé Mon portrait ou Tamara dans la Bugatti verte (1929), l’artiste née en 1898 en Pologne s’affirme en véritable icône de la femme moderne, maîtresse de la vitesse comme de son destin. Elle est, avec Marie Laurencin, l’une des portraitistes les plus prisées des années folles avec ses toiles Art déco mêlant le néo-cubisme à l’expressivité du maniérisme italien dans des cadrages hollywoodiens. Elle fait aussi partie des artistes fréquentant le salon de la poétesse, dramaturge et collectionneuse américaine Gertrude Stein, grande amie de Picasso et autre personnalité majeure de l’intelligentsia parisienne.
La belle-sœur de cette dernière, Sarah Stein, soutient particulièrement Henri Matisse. Elle lui permet d’exposer aux États-Unis par l’intermédiaire du photographe Edward Steichen et le pousse à ouvrir une école d’art en 1908, l’Académie Matisse, que fréquente une autre figure en devenir de la ville lumière, Marie Vassilieff.
Comme sa compatriote russe Sonia Delaunay, qui s’illustre dans le domaine de la mode et de la décoration, Marie Vassilieff fonde en partie sa renommée sur ses créations textiles, des poupées-portraits de personnalités. Elle crée sa propre académie en 1911, où elle reçoit poètes, peintres et politiques, de Guillaume Apollinaire à Marc Chagall en passant par Léon Trotski. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, touchée par le dénuement moral et matériel de ses ami∙e∙s artistes, elle transforme son atelier en cantine à l’ambiance festive. L’une des soirées les plus épiques reste celle donnée en l’honneur de Georges Braque à son retour du front en 1917, où éclate une altercation sur fond de jalousie amoureuse entre Modigliani, ivre, et son rival le sculpteur Alfredo Pina, armé, bientôt maîtrisés par Picasso et Manuel Ortiz de Zárate…
À la fin de cette année 1917, Modigliani crée un autre scandale en exposant ses nus chez Berthe Weill, première femme galeriste de Paris. Présentant depuis 1901 de jeunes peintres de l’avant-garde dont la réputation reste à faire, elle est la seule à lui consacrer une exposition personnelle de son vivant, marquée par le retrait de plusieurs toiles pour « outrage public à la pudeur ». Dotée d’un œil remarquable, véritable alliée pour ses protégé·e·s, elle accroche sur ses murs tout ce que Paris compte d’avant-garde, Picasso et Matisse parmi les premiers.
La peintre et écrivaine Juliette Roche fait partie, tout comme Suzanne Valadon, des artistes promu·e·s par la galeriste engagée. Ayant fréquenté très jeune le milieu artistique grâce à sa marraine, la comtesse Greffulhe, et à Jean Cocteau, le filleul de son père, elle en devient rapidement une figure, à Paris comme à New York, où Duchamp l’introduit auprès des mécènes Louise et Walter Arensberg. Ses scènes de genre atypiques et ses visages masqués aux accords chromatiques très personnels lui valent d’être exposée dès 1914 à la galerie Bernheim-Jeune à Paris. En 1918, son American Picnic, toile monumentale de près de 4 mètres de long, livrait sa vision d’un Eden empruntant, dans une composition plus stylisée, au Bonheur de vivre de Matisse (1905-1906).
Les années folles à Paris ont, pour une part, concrétisé cette aspiration à un âge d’or où tout semblait possible, où les femmes en particulier ont défié les conventions et tracé leurs sillons parmi les avant-gardes. Oubliées pour certaines dès la Seconde Guerre mondiale, elles réémergent dans l’histoire de l’art à la faveur du travail de recherche mené notamment par l’association AWARE (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions) ; elle sont aussi remises à l’honneur par les expositions monographiques des institutions publiques et des fondations privées, telle celle consacrée à Tarsila do Amaral, figure centrale du modernisme brésilien (du 9 octobre au 2 février 2025 au musée du Luxembourg, à Paris), ou encore via les successions d’artistes, comme celle de Juliette Roche, représentée par la galerie Pauline Pavec, qui propose à Art Basel Paris 2024 une présentation personnelle de son œuvre dans le nouveau secteur Premise.