À l’orée des forêts de Meudon et de Clamart, non loin de Paris, une rue en forte pente conduit à la maison que Sophie Taeuber a dessinée pour s’y installer avec son mari, le sculpteur Jean Arp, en 1929. Ulla von Brandenburg arrive, accompagnée du comédien Benoît Résillot, qui joue dans plusieurs de ses films. À l’intérieur de la maison, des caissons peints servant de bibliothèque ou de table basse et un bureau, conçus par Sophie Taeuber ; quelques chaises en bois sculpté, qu’Ulla von Brandenburg identifie aussitôt ; deux espaces de travail mais pas de salon, remarque-t-elle également. L’atmosphère est simple. Un étage pour lui et un autre pour Sophie.
Récemment, Ulla von Brandenburg a travaillé à plusieurs reprises sur des artistes modernes : une exposition hommage à Sonia Delaunay, menée avec Meris Angioletti à Piacenza, une interprétation du premier acte de l’œuvre chorégraphique Ballet triadique d’Oskar Schlemmer à la Staatsgalerie de Stuttgart, et la mise en scène d’une pièce d’Arnold Schönberg à la Wiener Festwochen, le Festival de Vienne. C’est pour cela qu’elle a choisi ce lieu pour la destination de notre promenade. Et c’est surtout la figure de Sophie Taeuber qui l’intéresse, et cela depuis longtemps, en raison du manque de reconnaissance dont cette dernière fait l’objet en comparaison de son mari. Son art multidisciplinaire résonne avec le sien, tout en demi-teintes liées par du gris : du textile à la sculpture, de la peinture au mobilier, de l’illustration à la joaillerie.
« Sophie Taeuber ne s’arrête à aucun médium, avec l’idée que l’art est un tout. Elle ne fait pas de différence entre l’art et l’artisanat. C’est une façon de croiser l’art et la vie, de vouloir vivre avec des choses qu’on a faites nous-mêmes et qu’on rend belles », explique-t-elle. Elle est entrée dans l’œuvre de cette femme libre par le biais des costumes que cette dernière a réalisés pour le Cabaret Voltaire tenu par les Dada à Zurich. Sophie Taeuber a été l’élève de Rudolf Laban, d’après qui Ulla von Brandenburg a beaucoup travaillé. Pour elle, la scène est un lieu essentiel. Il se confond souvent avec l’espace domestique pour accueillir une troupe comme une communauté. Les images de ses films, telles qu’on les voyait par exemple lors de son exposition « Le milieu est bleu » (2020) au Palais de Tokyo, à Paris, semblent saisir la vie même, avec son lot d’imprévus et de hasard : « C’est presque une histoire, mais pas vraiment », commente Benoît Résillot.
Dans la maison, qui s’ouvre au public depuis deux ans, une exposition met en scène « l’esprit d’atelier » d’Arp et de Taeuber. Le fil de leur intimité se dessine à mesure de la visite. Comme nous le montre Mirela Ionesco, secrétaire générale de la Fondation depuis une trentaine d’années, Sophie Taeuber passait d’un médium à un autre comme elle passait de la figuration à l’abstraction. Des pages de carnets révélant des feuilles d’arbres et des formes géométriques témoignent de ce propos. « Ce sont des mondes abstraits qui deviennent des mondes imaginaires, débarrassés de toute question de représentation », relève Ulla von Brandenburg en s’arrêtant devant une petite gouache qui retient particulièrement son attention avec ses couleurs pourpre et ses aplats de feuille d’or lui donnant un accent byzantin. Juste à côté, une sculpture de Jean Arp reprend un motif semblable sous la forme d’une sculpture, signe du caractère énigmatique des liens artistiques qui unissent les couples de créateur∙rice∙s, et des échanges d’idées et de formes qui ont cours entre eux∙elles. « Il a repris son sujet et il l’a féminisé… Il lui a ajouté un sein », remarque Ulla von Brandenburg.
Au rez-de-chaussée, une maquette évoque un costume réalisé par Sophie Taeuber pour le spectacle de marionnettes Le Roi-cerf (1918), un agencement de formes géométriques articulées. Pour son dernier film, Un bal sous l’eau (2023), Ulla von Brandenburg a créé des marionnettes, mais elle précise que ce sont surtout celles de Paul Klee qui l’ont inspirée. Son regard se pose également sur un pied de lampe jaune et un petit meuble gris à tiroirs, dont les poignées à l’aspect malcommode sont en réalité munies d’une encoche invisible qui permet de les utiliser. Dans la chambre à coucher, des livres couverts de papier à dessin et peints sont présentés sur une étagère, merveilleux embellissements de la vie quotidienne – ce sont les livres préférés du couple.
Une idée à retenir pour Ulla von Brandenburg, qui écrit elle-même des poésies parfois utilisées comme paroles de ses films. Sur un mannequin, un pantalon fait de rectangles de tissus harmonieusement cousus les uns aux autres de façon asymétrique rappelle l’atmosphère colorée des costumes qu’Ulla von Brandenburg dessine pour ses réalisations ou les quilts qu’elle montre dans son exposition « Thoughts are Things », qui se tient actuellement à la galerie Pilar Corrias Savile Row, à Londres. « Sophie Taeuber avait une façon de penser les choses qui nous entourent dans l’esprit des artistes du Bauhaus. Et je partage ses idées : par exemple, je ne veux pas n’importe quelle tasse ou n’importe quel pantalon. Il s’agit là d’un geste d’émancipation très fort par rapport à la société industrielle », commente l’artiste.
Pour l’une comme pour l’autre, la transmission est importante. Sophie Taeuber a longtemps enseigné à Zurich et Ulla von Brandenburg enseigne à la Staatliche Akademie der Bildenden Künste de Karlsruhe, où elle a grandi. « Je veux donner à mes étudiant∙e∙s l’idée qu’il n’y a pas d’erreur en art, qu’il faut oser des choses. J’ai beaucoup travaillé autour des corps. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde qui nous éloigne de la vérité de nos corps. J’essaye d’y revenir, car c’est un domaine dans lequel il n’y a pas de limite. Et je veux également conduire mes étudiant∙e∙s à s’interroger sur ce qu’est la réussite, qui est aujourd’hui trop souvent associée à la valeur de l’argent. »
Le fait de s’intéresser à une maison d’artiste devenue une maison musée n’est pour elle pas anodin – surtout lorsque ce sont des maisons modernes. L’un de ses premiers films, Singspiel (2009), était justement tourné à la villa Savoye de Le Corbusier – il est lié à son histoire familiale et à la pensée de son grand-père psychiatre sur l’architecture, dans la suite des textes de Walter Benjamin, notamment Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des Passages (1982). « Dès que j’en ai l’occasion, je m’intéresse aux maisons d’artistes – il y a quelques années, j’ai réalisé un projet au musée Gustave-Moreau ; j’ai aussi visité dans la maison de Giorgio De Chirico lorsque j’étais pensionnaire à la villa Médicis. Il est probable que ma maison ne devienne pas un musée, mais je suis installée à la campagne, elle est grande, avec un bâtiment à côté du jardin, où je tourne la plupart de mes films. Nous mangeons et nous dormons tou∙te∙s sur place, avec mes enfants et mes chats », décrit Ulla von Brandenburg. En ces temps qui ressemblent à ceux d’une communauté, les territoires de la création se mêlent, artistes, musicien∙ne∙s, écrivain∙e∙s... Et l’on pense aux photos accrochées dans l’atelier de Sophie Taeuber et de Jean Arp, sur lesquelles on reconnait Max Ernst, Meret Oppenheim, mais aussi James Joyce, Theo et Nelly van Doesburg en train de déjeuner autour d’une grande table en bas, dans le jardin. Et l’on a l’impression d’entendre le bruit des rires remonter l’escalier.