À l’approche de sa performance pour Paris+ par Art Basel au Palais de Tokyo, l’artiste britannique nous parle épuisement, gangsters et culture rap

Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou

Le danseur Tom Heyes repousse les limites du corps pour atteindre une catharsis

Le travail de Blackhaine – un personnage de fiction créé par l’artiste Tom Heyes, basé à Manchester – associe art corporel, hip hop, musique industrielle et danse urbaine. Tom Heyes collabore avec des superstars contemporaines internationales comme Playboi Carti et Kanye West, et son éclectique présence scénique convoque les fantômes de Jean Genet et de Sarah Kane. À travers ses performances cathartiques, Blackhaine déploie une énergie physique et sonique qui n’est pas sans rappeler le Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud.
Juste avant sa performance à Paris, le chorégraphe et rappeur s’est entretenu avec Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou, les commissaires des Conversations de Paris+ par Art Basel.

Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou : Votre son est un hybride de différents styles – rap, drill, slam, industriel, ambient et gothique – unifiés par une sorte d’esthétique « Dark England ». Quel rapport entretient-il avec la scène musicale et les subcultures fantasy de Manchester ?
Blackhaine : Plus jeune, j’écoutais beaucoup Joy Division et Section 25. Ces groupes m’ont poussé à exprimer des sentiments plus extrêmes, refoulés. Ce que Manchester a de particulier, c’est peut-être la radicalité de ses propositions, car il y a moins d’opportunités et moins d’argent. Je me vois comme un artiste, et je ne me fie plus à ce qu’on appelle les subcultures. Ma génération est arrivée après les troubles en Irlande du Nord [années 1960-1998] et après la présence de Margaret Thatcher au 10 Downing Street [1979-1990]. L’immigration a également durablement impacté la musique et les prétendues subcultures. Aujourd’hui, les gens sont peut-être plus intéressés par l’idée du son, de l’installation et de la danse plutôt que par la classification musicale en soi. Le trap est mort ; le drill est mort ; la club culture est morte depuis le Covid. Il n’y a plus de boîtes mythiques comme dans les années 1980, la Haçienda à Manchester ou des clubs de Northern Soul comme le Wigan Casino. Les plus récents exemples de la subculture autour de Manchester sont The White Hotel, qui a ouvert à Salford en 2015, et le Wigan Pier, dans les années 2010.

En tant que danseur et chorégraphe, vous empruntez des éléments qui vont de la scène rave au Royaume-Uni, au Butō, qui s’est développé au Japon dans les années 1950.
J’ai commencé à m’intéresser à la danse lorsque je travaillais dans une gare ferroviaire et que j’attendais le week-end pour me bourrer la gueule et me défoncer dans ma chambre. Je cherchais constamment une musique plus hardcore et du bruit plus violent. C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à danser et à poster sur Instagram, même si je n’avais pas encore de nom pour ça à ce moment-là. Ma mission suivante a été de greffer cette idée dans le corps d’autres personnes – ce que je cherche toujours à faire, pour être honnête. Autour de moi, pour danser, ce qui avait vraiment commencé à marcher, c’était le Donk, par la scène rave qui était active au Wigan Pier. C’était l’un des styles de musique les plus médiocres qu’on puisse imaginer, et qui allait souvent de pair avec la drogue et l’alcool. Même si le Donk était vulgaire, c’était le seul son sur lequel les gens pouvaient s’amuser. C’est souvent un son monocorde, mais si vous le jouez à 150 bpm avec tous ces arrangements pour cordes, alors arrive ce beat de dingue. D’une certaine façon, ce mouvement était la gueule de bois de la musique Soulful House des années 1990.

L’idée de pousser les limites du corps pour atteindre une émotion absolue et supérieure est quelque chose que vous partagez avec Antonin Artaud. Au cœur de son Premier Manifeste pour un théâtre de la cruauté [1932] se trouve la notion d’épuisement. Votre propre pratique ne se caractérise pas uniquement par cet intense élément physique, mais aussi par une idée chère à Artaud : le corps comme lieu de mutilation ou de sacrifice.
Mutilation, sacrifice, voire horreur corporelle : je suppose que nous consentons tous deux à une forme de douce torture. En tant que chorégraphe et danseur, mais aussi en tant que spectateur, j’aime jouer avec la notion de cruauté. Vous pouvez vous arranger pour que certaines actions génèrent quelque chose de brutal ou de banal, qu’elles apparaissent comme culminantes ou comme un simple refrain. Cela questionne la manière dont nous voyons la douleur du côté du public. Dans le cas de ma performance pour Paris+ par Art Basel, je vais explorer cette notion de vulnérabilité en plaçant des plaques lestées sur mon corps. Cela me sera plus difficile de me mouvoir et m’affectera. C’est peut-être là que je peux rejoindre le théâtre de la cruauté d’Artaud. Mon principal point d’accès au corps est cet instant de suffocation. Lorsque vous vous ennuyez, que vous êtes épuisé·e, que vous transpirez et qu’ensuite vous dansez, surgit quelque chose de flou, d’indéfini. C’est ce moment abstrait et cathartique que je recherche.

Un autre dénominateur commun entre votre travail et celui d’Artaud est l’expérimentation textuelle et orale. Courant de conscience, voix dissociative, langue inventée, cris primaux, confession spontanée ou incantation sont autant de méthodes poétiques que vous utilisez souvent dans votre pratique.
J’aime expérimenter avec le texte et l’oralité. J’improvise souvent. Beaucoup de mes meilleures chansons sont simplement enregistrées dans le pur moment présent. Parfois, pendant une performance, j’ai un ou deux flashbacks sur mes années d’adolescence, et je ne sais pas si c’est quelque chose que je convoque inconsciemment pour inspirer la suite de ma prestation. Improviser et laisser l’émotion archaïque émerger font partie de mon processus. J’essaie de rediriger cette énergie première vers quelque chose de plus ritualisé. Je considère mon travail comme de la poésie, dans un sens lyrique. Mes projets pourraient être interprétés comme une image ou des états d’esprit lyriques et mentaux. Je m’efforce de transmettre un sentiment, une sensation, une image perdue d’une voiture abandonnée, une sortie de secours, un lieu entre la vie et la mort, un purgatoire.

Votre travail est également influencé par le poète français Jean Genet, qui était fasciné par le monde interlope, ses règles inversées et sa dimension érotique. Comment avez-vous rencontré cette figure subversive ?
Lorsque j’étais adolescent, j’écoutais Rick Ross et Pusha T, ce genre de grands rappeurs américains qui se la jouaient. Ce qui me fascinait chez Jean Genet, c’était une attirance plus statique envers des personnages insignifiants. Il écrit avec une telle nostalgie, tout en étant complètement conscient de la fausseté de la situation. C’est cette tension entre la fausseté et la prétention qui m’intéresse. Genet était un véritable poète lyrique. Il a dit quelque chose sur les enfants qui naissent, comme des bombes qui tombent du ciel, et ça, ça m’a complètement bouleversé. Il me fait penser à la période où je créais mon propre personnage, Blackhaine, qui est né en tant que genre de personne la plus haïssable qui soit. Mais en prenant un peu de recul, je voyais bien qu’il n’était qu’un garçon pathétique, un gangster en herbe. Au bout du compte, j’ai réalisé avec Jean Genet et la culture rap que j’étais plus attiré vers ceux qui voulaient être des gangsters plutôt que vers ceux qui en étaient.

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Blackhaine présentera une performance au Palais de Tokyo&nbsp;vendredi 20 octobre,&nbsp;dans le cadre du programme Conversations de Paris+ par Art Basel 2023. Plus d’informations <a href="https://www.artbasel.com/events/detail/58902/Blackhaine-Berg-Centre-Pompidou/37952" target="_blank">ici</a>.
Le duo de commissaires Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou organise le programme Conversations de Paris+ par Art Basel.&nbsp;
Les Conversations auront lieu du 19 au 21 octobre 2023 au Musée national Picasso-Paris&nbsp;et sont gratuites et ouvertes à tou∙te∙s. Le programme se déroulera en anglais et en français avec traduction simultanée.&nbsp;Plus d’informations <a href="https://parisplus.artbasel.com/public-program?lang=fr#125550" target="_blank">ici</a>, découvrez le programme complet ci-dessous. 
Légende des images en pleine page, de haut en bas :&nbsp;1. Blackhaine par Rawtape. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. 2, 3. Blackhaine par Frankie Casillo. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Publié le 12 octobre 2023.

Paris+ par Art Basel 2023 Conversations Program

À l’approche de sa performance pour Paris+ par Art Basel au Palais de Tokyo, l’artiste britannique nous parle épuisement, gangsters et culture rap

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Blackhaine

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Ahead of his performance for Paris+ par Art Basel at Palais de Tokyo, the English artist talks exhaustion, gangsters, and rap culture