Kimberly Bradley

Les coulisses d'Art Basel Hong Kong, vues par les artistes

En amont de leurs présentations à la foire asiatique d'Art Basel, Mak2 et Antonia Kuo révèlent leurs secrets de création

Imaginez que vous êtes un∙e artiste émergent∙e. Vous recevez un appel de votre galeriste, qui vous dit qu’il∙elle aimerait présenter votre travail à Art Basel. Pour vous, ce serait une première. Vous avez deux mois pour définir un projet et, s’il est retenu, huit autres pour produire l’œuvre. Vous exposerez parmi des centaines, voire des milliers d’autres artistes, dont certaines de vos idoles – que ce soit des maîtres du 20e siècle ou d’autres artistes émergent∙e∙s comme vous –, mais quelques jours seulement, et sous le regard acéré de collectionneur∙euse∙s, curateur∙rice∙s, directeur∙rice∙s de musées et autres collègues praticien∙nne∙s de l’art. Que répondriez-vous ?

« La figure centrale du système, c’est l’artiste, bien sûr. C’est sur son produit que repose le système », a écrit le critique et curateur Lawrence Alloway dans son essai de 1972 Network: The Art World Described as a System, qui identifie le monde de l’art comme un réseau complexe d’objets, d’idées et de personnes dont les rôles et les objectifs peuvent changer. De fait, sans les artistes et le travail qu’iels réalisent, le monde de l’art n’existerait pas et les foires non plus. Alors, qu’arrive-t-il à une œuvre et à l’artiste qui l’a réalisée lorsqu’elle quitte l’atelier pour apparaître dans une foire ? Et qu’est-ce que cela signifie pour un∙e artiste d’être présent∙e ou d’exposer à une foire Art Basel ?

Vue d'installation d'oeuvres de Paul Mpagi Sepuya, présentées à Art Basel Miami Beach 2019 par la galerie Document Chicago.
Vue d'installation d'oeuvres de Paul Mpagi Sepuya, présentées à Art Basel Miami Beach 2019 par la galerie Document Chicago.

Pour un nombre croissant d’entre eux∙elles, une invitation à exposer à Bâle, Paris, Miami Beach ou Hong Kong représente un jalon important, surtout si cela leur arrive en début de parcours. Cela n’a pas toujours été le cas : pour bien des mouvements d’avant-garde du siècle dernier, la relation entre les artistes et le marché de l’art était tendue, voire conflictuelle. « Parfois, c’est en exposant à Art Basel que les artistes se prennent vraiment au sérieux », pointe Nadim Samman, curateur à l’Institut KW pour l’art contemporain à Berlin et habitué de ces manifestations. « En participant à une foire d’Art Basel, des artistes sur le point de connaître une plus grande notoriété vont pouvoir s’incarner. » Parmi tant d’autres, Xinyi Cheng, Daniel Dewar et Grégory Gicquel, Paul Mpagi Sepuya, Sable Elyse Smith, et Lu Yang, par exemple, ont constaté qu’iels exposaient beaucoup plus – que ce soit dans des institutions ou des galeries – après leur passage à Art Basel. Aujourd’hui, ce sont des artistes solidement établis au milieu de leur carrière.

L’artiste multimédia basée à Hong Kong Mak2 – qui réalise aussi des vidéos YouTube et des filtres Instagram, et joue régulièrement des seule-en-scène en cantonais – est déjà connue localement et gagne en audience internationale, mais son projet d’installation avec la galerie de Sarthe à Art Basel Hong Kong dans le secteur Encounters en mars prochain pourrait bien lui valoir encore plus de reconnaissance et d’attention. L’œuvre, surprenante, intègrera quatre couches de « copies », dont la première est une simulation, à une structure surdimensionnée dont les parties supérieures reflètent les parties inférieures. Sans trahir l’esprit de ses précédentes pièces, elle propose une critique ironique de notre société de plus en plus dépendante de la technologie et de ses espaces domestiques, et regorge d’humour et de couleurs vives, avec juste ce qu’il faut de philosophie.

Mak2 pose devant l'une de ses oeuvres à la galerie de Sarthe à Hong Kong. Avec l'aimable permission de l'artiste et de de Sarthe.
Mak2 pose devant l'une de ses oeuvres à la galerie de Sarthe à Hong Kong. Avec l'aimable permission de l'artiste et de de Sarthe.
Mak2, Home Sweet Home: In the Same Breath 6, 2020. © Mak2. Avec l'aimable permission de de Sarthe.
Mak2, Home Sweet Home: In the Same Breath 6, 2020. © Mak2. Avec l'aimable permission de de Sarthe.

L’œuvre ne pourra que déployer la visibilité de Mak2. « En 2023, et sur cinq jours, Art Basel Hong Kong a attiré un public international de 86 000 collectionneur∙euse∙s, curateur∙rice∙s et galeries de 70 pays », indique Pascal de Sarthe, dont la galerie basée à Hong Kong jette une passerelle entre l’art contemporain occidental et oriental depuis la fin des années 1970. « C’est une manifestation très importante pour la carrière d’un∙e artiste, car son travail existera davantage sur le marché de l’art global. » À Art Basel, Mak2 – dont le nom de naissance est Mak Ying Tung, l’ajout du « 2 » se rapportant à un feng shui auspicieux, qu’elle inclut aussi dans ses œuvres fondées sur la simulation – n’est pas totalement en terrain inconnu. « J’ai le sentiment d’avoir un lien particulier avec cette institution. Si je suis devenue une artiste, c’est parce que Hans Ulrich Obrist m’a invitée à un événement Art Basel en 2013. À l’époque, j’étais encore étudiante et je ne savais même pas qui il était », raconte-t-elle dans un éclat de rire à propos du célèbre et incontournable curateur.

L’installation – qui comprendra aussi des peintures – sera produite avec l’aide logistique et financière de la galerie de Sarthe. « Au fil des années, nous avons proposé un soutien total à nos artistes et la couverture des frais de production de leurs projets. Lorsque ces installations monumentales trouvent acquéreur, nous déduisons les frais engagés et partageons les bénéfices restants avec eux∙elles », explique Pascal de Sarthe en décrivant un modèle de production désormais adopté par la majorité de galeries. Les tableaux – que l’artiste sous-traite – ont été achevés avant les fêtes de fin d’année, mais l’installation sera assemblée sur site en mars.

La participation de Mak2 à Encounters relève d’un concours de circonstances : il y a plus de deux ans, pendant les strictes périodes de confinement dû au Covid-19 qu’a connu l’Asie, l’artiste a rencontré la curatrice du secteur, Alexie Glass-Kantor. « C’était devant la porte close d’un café typique de Hong Kong », raconte-t-elle. Après avoir regardé des images du travail de Mak2 sur son iPad, Alexie Glass-Kantor l’a invitée à exposer dans la partie de la foire dédiée aux installations trop grandes pour les stands classiques. L’artiste a cependant dû attendre un an avant de voir sa pièce y figurer, en raison de conflits de calendrier : le montage d’une œuvre de cette envergure nécessite un long planning, beaucoup de ressources et énormément de temps.

Antonia Kuo, une artiste vivant et travaillant à New York, sa ville natale, a une vision différente de la manière de créer quand on participe à Art Basel. « Pour une exposition en galerie, vous pouvez arriver avec un tableau qui n’est même pas encore sec. C’est très spontané, on peut improviser », souligne l’artiste qui exposera dans le secteur Discoveries à Art Basel Hong Kong avec sa galerie, Chapter NY. « Mais pour Art Basel Hong Kong, ou pour un musée, le mode opératoire change complètement. Avant même qu’une pièce n’existe, il y a différents stades de validation et de conception. Une foire d’art demande beaucoup plus d’anticipation et de planification. »

Antonia Kuo dans son atelier. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de Kasumi Hinouchi.
Antonia Kuo dans son atelier. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de Kasumi Hinouchi.
Antonia Kuo, Conductor, 2023. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de Charles Benton.
Antonia Kuo, Conductor, 2023. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de Charles Benton.

L’été dernier, lorsque la candidature de Chapter NY à Art Basel Hong Kong a été acceptée, Antonia Kuo s’est attelée à la production d’un nouveau groupe d’œuvres pour la foire. Elle montrera une série de ses peintures « chimiques » à multiples panneaux, qui utilisent la photochimie, les colorants et les toners pour traiter un papier recouvert d’une émulsion de gélatine contenant des sels d’argent sensibles à la lumière. En naissent des images abstraites à la saisissante atmosphère éthérée. La longue phase préparatoire est en partie due à la vie personnelle de l’artiste – elle vient d’avoir un enfant –, mais elle est également liée aux nouveaux éléments qui entrent dans sa pratique : pour la première fois, elle intègre des images photographiques à ses panneaux et présente également des sculptures. Ce travail destiné à Art Basel n’est pas tout à fait achevé : Antonia Kuo retrouve son atelier en ce mois de janvier pour finaliser les pièces avant qu’elles ne soient photographiées, emballées et expédiées en Asie d’ici mi-février.

Antonia Kuo a rejoint Chapter NY au printemps 2023, après avoir gravité autour de la galerie pendant plusieurs années. « C’est presque comme un rendez-vous amoureux : il y a une foule de facteurs à prendre en compte en termes d’alchimie, de collaboration avec la personne, ses goûts, son professionnalisme. Pour moi, Nicole [Russo, la propriétaire/directrice de la galerie] cochait toutes les cases », dit-elle, ajoutant que c’est sur la scène artistique de New York qu’elle se sont connues en 2020, entretenant ainsi une relation suffisamment longue pour développer la confiance nécessaire à toute bonne relation artiste/galeriste. « Dès que nous avons commencé à travailler avec Antonia, j’ai su qu’elle pouvait se montrer à la hauteur d’une présentation solo », complète Nicole Russo. « Bien qu’elle ne fasse partie de la galerie que depuis un an, j’appréciais beaucoup son travail depuis un certain temps, et non seulement je me réjouis de travailler avec elle, mais j’ai hâte de l’exposer dans le monde entier. »

Avoir été sélectionnée pour le secteur Discoveries d’Art Basel Hong Kong a « produit des étincelles » dans le cerveau d’Antonia Kuo sur ce que pouvait être ce nouveau travail, même si elle a dû faire quelques ajustements en cours de route (l’œuvre telle que conçue au départ était trop grande pour le stand de Chapter NY). « Je suis naturellement plus attirée par une création artistique plutôt libre et chaotique, mais ma pratique me permet toujours de glisser un élément anarchique dans le processus, même lorsqu’il s’agit d’une commande. »

L’artiste aujourd’hui décédé John Baldessari a dit un jour en plaisantant qu’un∙e artiste qui participe à une foire d’art était comme un∙e enfant surprenant ses parents au lit – pour paraphraser sa formulation légèrement plus piquante. Mais beaucoup d’artistes ont réussi à dépasser leurs vieilles inhibitions à la perspective d’exposer dans l’un des lieux de rencontre entre l’art et le commerce les plus en vue. Mak2 et Antonia Kuo espèrent toutes deux être présentes à Art Basel Hong Kong afin d’expliquer leur travail aux nouveaux∙elles regardeur∙euse∙s et aux éventuel∙le∙s collectionneur∙euse∙s, de s’imprégner de l’ambiance et de nouer des relations. « S’il∙elle est sociable, un∙e artiste peut vraiment se faire une place dans le milieu », observe Nadim Samman.

À gauche: Antonia Kuo dans son atelier. À droite: Antonia Kuo, Fugue, 2023. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de l'œuvre de Charles Benton.
À gauche: Antonia Kuo dans son atelier. À droite: Antonia Kuo, Fugue, 2023. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de l'œuvre de Charles Benton.

Pour Antonia Kuo, cette expérience prend une dimension supplémentaire : « En tant qu’Américaine taiwanaise, j’ai toujours cherché à faire partie non seulement d’une scène artistique internationale, mais surtout de la scène asiatique », explique-t-elle. « Pour moi, c’est énorme d’avoir cette occasion d’exposer à Hong Kong et d’accéder à ce plus large public. »

Les artistes sont devenu∙e∙s de plus en plus visibles à Art Basel Hong Kong et aux autres éditions, non seulement en tant que personnalités dans les allées de la foire, et à la noria de fêtes et de dîners qui y sont associés, mais aussi dans la programmation de la manifestation. Le panel de discussions des Conversations d’Art Basel réunit artistes et autres acteur∙rice∙s du monde de l’art pour débattre des sujets les plus en prise avec les discours actuels, tandis que les différentes éditions d’Art Basel commandent et organisent de plus en plus de performances de grande ampleur, pour lesquelles les artistes sont souvent présent∙e∙s. Aujourd'hui plus que jamais, les nombreux systèmes de l’art reposent sur elles∙eux.

Mak2 est représentée par de Sarthe (Hong Kong).

Antonia Kuo est représentée par Chapter NY (New York).

Kimberly Bradley est une auteure, éditrice, et éducatrice basée à Berlin. Elle est rédactrice associée d’Art Basel Stories.

Art Basel Hong Kong se tiendra du 28 au 30 mars 2024. Pour en apprendre plus, cliquez ici.

Légende des images en pleine page, de haut en bas: 1. Vue d'exposition du stand de Bank à Paris+ par Art Basel 2023, avec une œuvre de Lu Yang 2. Mak2, Home Sweet Home: Time and Space 1 (détail), 2024. © Mak2. Avec l'aimable permission de l'artiste et de de Sarthe. 3. Antonia Kuo, Sea Lily (detail), 2023. Avec l'aimable permission de l'artiste et de Chapter NY. Photographie de Charles Benton. 4. Vue d'exposition du secteur Encouters à Art Basel Hong Kong 2023.

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