Interrogez les galeristes bruxellois·es sur ce qui rend leur ville unique, et iels mettront probablement en avant sa position stratégique en Europe. Si le monde de l’art européen était un club sandwich, Bruxelles en serait le bacon, et sa saveur particulière entre les deux mastodontes que sont Paris et Londres. Mais la capitale de l’Europe est bien plus qu’une simple étape ; c’est le point de départ de bien des tendances.
« Comparée à Berlin, New York ou Paris, Bruxelles n’est qu’une ville régionale d’à peine 1,25 million d’habitant·e·s. Mais grâce aux institutions européennes et à l’OTAN, nous avons ici beaucoup de personnes fortunées et éclairées qui s’intéressent à l’art », explique Dirk Snauwaert, directeur du centre d’art Wiels. Depuis 2007, l’institution a donné à la scène d’art contemporain bruxelloise un lieu et un visage. « Auparavant, la scène locale d’artistes, de collectionneur·euse·s et de commissaires d’exposition était très fragmentée. Wiels a comblé ce vide. Dès le premier jour, nous avons impliqué les collectionneur·euse·s dans nos activités, et pas seulement en tant que mécènes. Au sein du Wiels Club, iels peuvent rencontrer des personnes partageant les mêmes intérêts pour échanger des expériences ou des découvertes dans le monde de l’art contemporain international. »
Passion et obsession
Au cours des 15 dernières années, Wiels a mis en mouvement de nombreuses initiatives. Installé dans l’ancienne brasserie Wielemans-Ceuppens, le centre a attiré plusieurs galeries dans le quartier – il suffit de penser à Lodovico Corsini (anciennement Clearing) ou, plus récemment, à l’Espace Constantin Chariot. Un peu plus loin, Astrid Ullens de Schooten Whettnall a ouvert sa Fondation A en 2012 « pour réapprendre aux jeunes à regarder la photographie ». Avec 5 500 photographies, sa collection est l’une des plus importantes d’Europe. À trois minutes à pied de Wiels et de la Fondation A, on peut visiter P.O.C. (acronyme de « Passion, Obsession, Collection »), l’insolite centre d’art de la collectionneuse Galila Barzilaï. À l’instar de la Fondation A, ce cabinet de curiosités contemporain constitue un catalyseur essentiel pour le quartier.
Lorsque KANAL-Centre Pompidou ouvrira ses portes en 2026 dans un ancien garage Citroën rénové sur la place de l’Yser, il deviendra le plus grand centre d’art de la capitale. En attendant, nombre d’initiatives privées de taille plus modeste et des fondations confèrent à la scène locale sa saveur unique. À l’avant-garde se trouve la Vanhaerents Art Collection, le musée privé de Walter Vanhaerents, de sa fille Els et de son fils Joost. C’est dans un entrepôt de 1926 rénové par les architectes Robbrecht et Daem, que la famille a choisi d’exposer son impressionnante collection constituée sur plus de 50 ans. On y trouve des œuvres de Bruce Nauman, James Lee Byars, Paul McCarthy, et Bill Viola, aux côtés d’artistes plus jeunes, le tout niché dans le dynamique quartier Dansaert. La Fondation CAB, créée en 2012 par le collectionneur Hubert Bonnet, adopte une approche très différente. Prenant comme point de départ la collection privée d’art minimaliste et conceptuel de Bonnet, CAB présente des expositions collectives et individuelles organisées dans un entrepôt reconverti. Cloud Seven, l’initiative privée de Frédéric de Goldschmidt, se veut quant à elle beaucoup moins institutionnelle. Depuis 2022, le collectionneur français expose des ensembles de sa collection privée dans son espace de coworking hybride près de KANAL.
Des collectionneur·euse·s à tous les niveaux et une programmation audacieuse
On dit parfois que la Belgique compte plus de collectionneur·euse·s par kilomètre carré que n’importe quel autre pays au monde – une affirmation difficile à vérifier. Mais cela en dit long sur les priorités des collectionneur·euse· belges : iels préfèrent consacrer leur argent à leurs propres collections plutôt qu’au mécénat des musées ou des institutions artistiques. Beatrice Taevernier, représentante VIP d’Art Basel pour le Benelux et la Roumanie, observe que le profil des collectionneur·euse·s belges est plus diversifié en termes de revenus que dans d’autres pays.. Elle souligne également la grande qualité de leurs collections et note que les mécènes belges ont « le doigt sur le pouls du marché de l’art ». Selon Beatrice Taevernier, les collectionneur·euse·s belges sont davantage guidé·e·s par la passion que par les tendances, recherchant souvent l’excellence à travers diverses disciplines, de l’art contemporain à l’art africain, en passant même par les voitures de collection.
La scène locale a connu un afflux d’artistes en provenance du monde entier au cours des 15 dernières années, parmi lesquel·les Nicolas Party, Laure Prouvost, Rossella Biscotti et Sammy Baloji. « La principale raison de leur venue est le prix abordable des ateliers et des logements », explique Dirk Snauwaert. « Mais n’oublions pas que Bruxelles reste une ville très ouverte d’esprit. C’est ce qui la rend si attrayante pour les artistes étranger·e·s qui souhaitent y vivre et y travailler. »
Si Mendes Wood DM, Nathalie Obadia, Gallery Nosco ou Almine Rech font figure d’exceptions, il est à remarquer que relativement peu de galeries étrangères optent pour une implantation à Bruxelles, malgré un public de collectionneur·euse·s enthousiastes et les nombreux·ses artistes que compte la ville. Cela s’explique peut-être par sa proximité avec Paris et Londres – des métropoles où des galeries comme Gagosian ou David Zwirner disposent d’importantes antennes, et où les grand·es artistes internationaux·les sont déjà représenté·e·s. Cette situation permet aux galeristes bruxellois de présenter d’autres artistes d’une manière plus singulière et audacieuse, d’où la programmation ambitieuse de jeunes galeries comme Damien & The Love Guru ou Harlan Levey Projects.
Des dimensions muséales
Cette voie expérimentale a été tracée par des vétérans tels que Rodolphe Janssen (dont la galerie est ouverte depuis 1991) et Greta Meert (depuis 1988), grande dame du monde de l’art bruxellois. Sa galerie occupe un édifice Art nouveau de cinq étages dans le centre-ville. Elle y présente l’avant-garde internationale aux côtés de l’arte povera et du minimalisme, incluant de grands noms tels Sol LeWitt, Fred Sandback, Donald Judd, Robert Mangold, Louise Lawler, John Baldessari et Isa Genzken. « C’est en y exposant leurs œuvres que des artistes et des collectionneur·euse·s d’art étranger·e·s ont découvert l’intérêt de Bruxelles. Ils sont les ambassadeur·rice·s parfait·e·s de la ville », affirme Greta Meert.
En termes d’espace d’exposition et de réputation, Greta Meert n’a comme rivale que Xavier Hufkens, qui a délibérément choisi de ne pas ouvrir de succursales de sa galerie dans d’autres villes. Il a plutôt récemment inauguré deux espaces d’exposition supplémentaires, conçus par les architectes Robbrecht et Daem, triplant ainsi la taille de ses espaces bruxellois pour en faire un temple de l’art aux allures de musée, vaste de 2 200 m². « Mon intention n’a jamais été d’impressionner. La nouvelle galerie doit avant tout être un déclencheur pour les artistes qui y exposent », explique Xavier Hufkens. « Bruxelles n’a pas d’identité imposée. Il y a place pour l’expérimentation et la liberté – un luxe moins évident dans d’autres villes. Cela a créé un véritable terreau pour les talents. La communauté des collectionneur·euse·s est également particulière : iels vivent discrètement mais sont étroitement impliqué·e·s dans la scène artistique », poursuit Xavier Hufkens. « Bruxelles a tout d’une ville d’art ouverte sur le monde, mais qui reste en même temps intime et stratifiée. C’est sa force. »
Au cours des 20 dernières années, la galerie a eu un effet similaire sur le quartier Louise que celui qu’a eu Wiels sur le secteur entourant l’avenue Van Volxemlaan : un ensemble de galeries, dont la Mulier Mulier Gallery et la QG Gallery, s’est installé dans le quartier. « Nous avons contribué à ancrer l’art dans le quartier », affirme Xavier Hufkens. « En espérant que ce ne soit pas comme quelque chose d’élitiste ou de distant, mais comme quelque chose qui fait partie de la vie quotidienne. »
Horta, le Gaudí bruxellois
La combinaison de galeries audacieuses, de collections privées et de patrimoine architectural rend la scène artistique bruxelloise unique. Ces dernières années, la ville a mis l’accent sur sa position de « berceau de l'Art nouveau », avec Victor Horta comme équivalent belge d’Antoni Gaudí. Bruxelles ne se résume toutefois pas à Horta : la ville abrite plus d’un millier de bâtiments Art nouveau et Art déco. Récemment, plusieurs hôtels particuliers Art nouveau et art déco ont été restaurés et transformés en musées.
La Maison Hannon, conçue par Jules Brunfaut en 1902, constitue une « étape incontournable, tandis que l’Hôtel Solvay est véritablement spectaculaire – un manoir construit par Horta pour le riche industriel de la chimie Armand Solvay. La maison ne peut être visitée que sur rendez-vous, en raison de la fragilité de son précieux décor. En termes de luxe opulent, l’Hôtel Solvay n’a d’égal que la Villa Empain, résidence privée de Louis Empain, tombée presque à l’état de ruines. La fondation de la famille Boghossian a restauré la villa pour en faire aujourd’hui un centre d’art sophistiqué, tant sur le plan architectural que programmatique.
Ces grands musées-hôtels particuliers attirent une nouvelle vague de touristes passionné·e· s d’architecture à Bruxelles. Les visiteur·euse·s peuvent y admirer les détails architecturaux et les expositions temporaires, présentant des œuvres d’art contemporain en lien avec le bâtiment, l’architecte ou la ville.
L’art en résidence
Cette approche résidentielle est également celle adoptée par TheMerode, le nouveau social club situé face au Palais de Justice. Installé à la frontière entre le centre-ville et le haut de Bruxelles, le club réunit les deux scènes artistiques distinctes qui divisent la ville. « Nous avons élaboré un programme varié qui est enrichissant pour chaque membre », explique Emmanuelle Indekeu, qui supervise les projets artistiques de TheMerode, lesquels comprennent des expositions temporaires d’œuvres prêtées et accrochées dans tout le bâtiment. « Les œuvres interagissent avec l’édifice historique, il n’y a donc pas d’atmosphère white cube. Nos membres “cohabitent” avec ces œuvres pendant 6 à 9 mois », précise Emmanuelle Indekeu. TheMerode accueille également des conférences, des conversations et des déjeuners intimes avec des acteur·rice·s du monde de l’art international. Certains membres sont devenu·e·s de véritables amateur·rices d’art et donateur·rice·s des institutions bruxelloises. Est-ce là le signe que les Belges deviennent peu à peu des mécènes généreux·ses ?
Thijs Demeulemeester est un journaliste spécialisé dans le design d’intérieur, l’architecture et l’art. Il a collaboré à des publications telles que Sabato, Weekend Knack, ainsi qu’à des médias internationaux comme Elle Decor, Architectural Digest, Ideat et Dwell.
Traduction française : Art Basel.
Publié le 22 avril 2025.Légende de l'image d'en-tête : Bruxelles. Photographie de Ange-Frédéric Koffi pour Art Basel.