À l’occasion de son exposition au Centre Pompidou, l’artiste revient sur ses souvenirs d’enfance à Dakar, et l’importance des intelligences non humaines pour décentrer notre manière de voir le monde

Pedro Morais

Les géographies non humaines de Tatiana Trouvé

Tatiana Trouvé a toujours proposé des espaces habités, même s’il n’y a aucune présence humaine. Que ce soit à travers des sculptures ou des dessins, ces espaces sont parcourus de présences fantomatiques – en écho aux djinns, ces entités de son enfance en Afrique – ou réinventent les échelles et les temporalités, à la manière des rêves ou de la mémoire. Pour son exposition « Le grand atlas de la désorientation » au Centre Pompidou, elle élargit cette compréhension du monde au-delà du point de vue humain, cherchant d’autres cosmologies non européennes qui ouvrent sur la perception animale et non humaine.

Si nous reconnaissons dans ses dessins un intérêt pour l’architecture d’intérieur moderniste, réputée rationnelle et fonctionnaliste, quelque chose brûle à l’intérieur du musée. Un jardin de sculptures n’est visible qu’au travers de rideaux et de grilles en bronze, bois et coquillages qui reproduisent des cartographies de peuples d’Océanie. Le sol est recouvert d’un dessin qui superpose différents types de trajectoires, à la fois animales (les parcours des fourmis ou la carte olfactive des loups), humaines (les « lignes d’erre » de Fernand Deligny, un éducateur qui a étudié les déplacements d’enfants autistes), microscopiques (un cytoplasme et des neutrinos, des particules élémentaires) ou cosmiques (des cartographies issues de rêves aborigènes). Tandis que les « Gardiens », des chaises laissées vacantes sur lesquelles sont posés des objets personnels et des livres, offrent différents points de vue sur le monde et veillent sur l’exposition. Plusieurs de ces livres ont été écrits par des femmes, allant de l’écrivaine et travailleuse du sexe suisse Grisélidis Réal à la peintre du XVIIe siècle Artemisia Gentileschi. D’autres auteurs, à l’image de Fernando Pessoa, explorent la possibilité de faire coexister plusieurs identités. Tatiana Trouvé se propose non seulement de nous désorienter, mais aussi de décentrer le point de vue humain et occidental sur le monde, faisant cohabiter d’autres géographies, des entités invisibles et des intelligences animales.&nbsp;

Pedro Morais : Quel rôle jouent vos souvenirs d’enfance de Dakar dans votre travail ? Tatiana Trouvé : J’ai vécu à Dakar de 7 à 15 ans, un âge charnière lié au passage de l’enfance à l’adolescence. De cette période, j’ai gardé très présent le souvenir d’un autre rapport au temps, libéré de l’organisation horaire. Le temps était une invitation ouverte, une relation libre : quand quelqu'un faisait une invitation, ce n’était pas contraint et pouvait avoir lieu demain ou dans un mois. Les temporalités courtes et longues s’imbriquaient, dialoguaient, rien n’était défini ou cloisonné. Par ailleurs, j’ai aussi été marquée par les djinns, ces présences qui se manifestent sans qu’on les voie. On retrouve quelque chose des djinns dans les « Gardiens », ces chaises en bronze avec des éléments en pierre qui témoignent de présences humaines absentes. J’ai d’abord pensé ces gardiens comme des figures bienveillantes pour garder d’autres œuvres dans les expositions collectives, au contraire d’une œuvre imposante. À travers les éléments qui sont posés sur ces chaises, nous pouvons imaginer des personnes et des esprits : les livres expriment différents points de vue sur le monde que j’aime faire cohabiter dans l’exposition.&nbsp;

De quelle manière avez-vous voulu désorganiser le rapport à l’espace du Centre Pompidou ? Cet espace a souvent été cloisonné et fermé à l’extérieur. J’ai placé des rideaux qui jouent du rapport entre l’extérieur et l’intérieur, permettant de voir les sculptures en contre-jour ou à travers les vitres à partir de la rue. Je m’intéresse à des architectes tel Carlo Scarpa dont les architectures rendent hospitaliers des éléments inhospitaliers en les invitant (comme avec l’eau, à Venise) ou à Ugo La Pietra et à sa formule qui dit qu’« habiter c’est être partout chez soi ». Elle ne signifie pas qu’on impose sa présence, mais au contraire qu’on cherche à habiter la ville comme un espace intime, en construisant d’autres relations entre soi et l’urbain, en variant les points de vue, en désaxant son regard. Dans mon installation, ce sont les dessins en suspens ou accrochés qui construisent l’espace, leurs différents formats qui creusent des perspectives et incitent à la mobilité du regard, permettant à une vision de se faire de manière latérale. La multiplicité des points de vue se joue visuellement comme elle se joue à travers les « Gardiens » et la présence des livres. Je me suis beaucoup intéressée au travail de l’anthropologue Barbara Glowczewski, qui a étudié la façon dont les peuples Warlpiri d'Australie intègrent le rêve dans leurs décisions quotidiennes et vivent dans le temps du rêve. Le rêve est un matériau important pour mon travail. Le rêve n’obéit pas à une temporalité chronologique, ne hiérarchise pas les éléments : j’aimerais que les visiteur∙euse∙s aient accès à différents niveaux de réalité.&nbsp;

Vous avez cartographié différents types de trajectoires, humaines, animales et atomiques, sur un dessin recouvrant tout le sol de l’exposition. Dans vos dessins suspendus, vous montrez parfois des pierres placées dans des intérieurs ou des bancs de musée sur des terrains vagues. Est-ce là une invitation à sortir des dispositifs du regard uniquement centrés sur l’humain ?L’anthropologue Barbara Glowczewski évoque précisément une manière de concevoir le monde, avec le totémisme aborigène, qui n’établit pas de distinction entre le corps et l’esprit, entre les vivants, et jusqu’au relief qui marque la présence des êtres du rêve. Pas de différence entre le statut d’un humain ou celui d’une fourmi : les éléments sont interdépendants, ils existent à travers leurs liens. Sur le sol du lieu d’exposition, au Centre Pompidou, j’ai reproduit la cartographie d’un parcours de rêve en continu avec d’autres façons de parcourir l’espace, dont celles de fourmis. Les visiteur∙euse∙s traversent ainsi différents mondes, iels marchent à l’intérieur de différentes manières de percevoir le monde. C’est quand nous sommes désorienté∙e∙s que nous commençons à regarder. Cette « intranquilité » peut devenir une manière de relier les choses, et j’utilise ici le cuivre ou les lignes des dessins comme des formes conductrices qui nous emmènent d’un plan à l’autre, cherchant à les relier plutôt qu’à les fragmenter.&nbsp;

Est-ce que vous introduisez cette désorientation produite par le rêve dans la manière de réaliser vos dessins ? Pour dessiner, j’utilise des papiers déjà colorés, qui ne sont donc pas neutres, et je les maroufle sur une toile avant de projeter de l’eau de javel à leur surface. Cela forme des taches qui deviendront le point de départ de dessins. C’est la coexistence de différents niveaux de réalité dans le dessin qui peut nous ramener au rêve : elle commence avec ces altérations et se poursuit lorsque je me laisse porter par des intuitions. Pour la série de dessins « From March to May » (2020), réalisée sur une de journaux internationaux lors du premier confinement, j’ai voulu que le monde vienne chez moi au moment où nous ne pouvions plus aller nulle part. Le dessin partait de la couverture d’un journal. C’était aussi entre le dessin et la une que se jouait ce travail, dans cette période si particulière où nos confinements intérieurs signifiaient une séparation franche avec l’extérieur. J’ai aussi convoqué dans ces dessins des animaux accusés d’être les responsables de ce moment historique à l’échelle planétaire.&nbsp;

Si votre travail a un lien avec le fonctionnement non linéaire de la mémoire, quelle place accordez-vous à l’oubli ? J’ai intitulé une de mes séries « Les Dessouvenus » à partir d’une expression bretonne qui désigne les personnes qui ont perdu la mémoire. Pour moi, se « désouvenir » ce n’est pas oublier, ce n’est pas quelque chose que l’on subit et qui crée un manque. La perte de la mémoire lorsqu’elle est pathologique peut être vécue comme une fatalité. Mais la mémoire se perd en permanence et l’effacement des contours est ce qui permet à quelque chose d’autre de resurgir.&nbsp;

Pedro Morais est critique d'art, curateur et enseignant d'art contemporain à l'École supérieure des Beaux-Arts de Nantes.Tatiana Trouvé est représentée par&nbsp;<a href="https://artbasel.com/catalog/gallery/1123/Gagosian">Gagosian</a> (New York, Beverly Hills, Londres, Paris, Le Bourget, Genève, Bâle, Gstaad, Rome, Athènes, Hong Kong), <a href="https://artbasel.com/catalog/gallery/1134/Perrotin">Perrotin</a> (Paris, Dubaï, New York, Hong Kong, Séoul, Tokyo, Shanghai) and <a href="https://artbasel.com/catalog/gallery/1575/K%C3%B6nig-Galerie">König Galerie</a> (Berlin, Séoul, Vienne).« Le grand atlas de la désorientation » Du 8 juin au 22 août 2022 au Centre Pompidou « Tatiana Trouvé&nbsp;» Du 8 juin au 3 septembre 2022 chez Gagosian Paris, rue de Castiglione<hr />Légendes des&nbsp;images en pleine page, de haut en bas :<div>Tatiana Trouvé, Untitled, série « Les Dessouvenus », 2022, 260 x 400 cm. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gagosian. Photographie de Florian Kleinefenn. Vue de l'exposition&nbsp;« Tatiana Trouvé », Gagosian Paris, rue de Castiglione, Paris, 2022. Avec l'aimable&nbsp;autorisation&nbsp;de l'artiste et de Gagosian. Photographie de Thomas Lannes.</div><div>Vue de l'exposition de Tatiana Trouvé « Le grand atlas de la désorientation », Centre Pompidou, Paris, 2022. Avec l'aimable&nbsp;autorisation&nbsp;de l'artiste et de Gagosian. Photographie de Thomas Lannes.</div><div>Vue de l'exposition « Tatiana Trouvé », Gagosian Paris, rue de Castiglione, Paris, 2022. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de Gagosian. Photographie de Thomas Lannes.</div>

À l’occasion de son exposition au Centre Pompidou, l’artiste revient sur ses souvenirs d’enfance à Dakar, et l’importance des intelligences non humaines pour décentrer notre manière de voir le monde

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On the occasion of her exhibition at the Centre Pompidou, the artist discusses her childhood memories of Dakar and the importance of non-human consciousness in challenging established ways of seeing the world