Dans La Chambre bleue (1923) de Suzanne Valadon, une femme repose sur son lit défait, le regard dans le vague, cigarette au bec. Sa pose rappelle celle des odalisques, ces femmes de harem souvent peintes nues et lascives, mais en subvertit les codes. D’abord, elle est habillée : un pantalon rayé et un débardeur à double bretelle, qui confère à la toile une modernité surprenante. Ensuite, elle n’est pas objet mais bien sujet : une main nonchalamment posée sur la hanche, elle semble prise dans un instant de rêverie ou de réflexion, inspiré peut-être par les livres posés à ses pieds. Elle ne se soucie guère de notre regard ; d’ailleurs, à tout instant, elle va allumer cette cigarette et se lever.
Une des pièces maîtresses de la grande rétrospective que lui dédie jusqu’en mai le Centre Pompidou Paris, après une première itération au Centre Pompidou-Metz en 2023, La Chambre bleue séduit par la beauté et l’expressivité de son coup de pinceau, mais aussi par le regard empathique que Suzanne Valadon pose sur son modèle, donnant à son sujet féminin une présence et une liberté rarement incarnées dans les toiles de ses contemporain·e·s.
Et pour cause : Suzanne Valadon est l’une des rares artistes femmes parmi les avant-gardes parisiennes qui hantent les cabarets de la butte Montmartre à la fin du 19e siècle. Bien qu’elle connût un certain succès de son vivant, son œuvre a longtemps été éclipsée de l’histoire de l’art, qui la cantonna à ses relations masculines – modèle pour les grands peintres de la modernité ; amante d’Erik Satie, entre autres ; mère du peintre Maurice Utrillo, dont l’œuvre, elle, passera à la postérité. Pourtant cette artiste autodidacte, issue de la classe ouvrière, laisse derrière elle une œuvre remarquable – 500 toiles et 300 œuvres sur papier –, à la fois nourrie des courants de son époque et résolument libre.
Suzanne Valadon naît en 1865 sous le prénom de Marie-Clémentine, d’une mère blanchisseuse et de père inconnu. Enfant des hauteurs de Montmartre, alors mi-campagne mi-bidonville, elle exerce divers petits boulots : serveuse, vendeuse de légumes, tresseuse de couronnes mortuaires. Mais c’est la bohème montmartroise qui l’attire. Elle ambitionne d’être écuyère et acrobate, avant qu’une chute la contraigne à abandonner le cirque.
Elle a 15 ans quand elle devient Maria, la modèle. Remarquée pour ses prouesses dans l’arène en tant que trapéziste et sa beauté charismatique, elle pose pour les maîtres de son époque : on la retrouve riant dans Les Grandes Baigneuses (1884–1887) de Renoir, accoudée au bar dans la Gueule de bois (1887-1889) de Toulouse-Lautrec et dans de nombreux personnages du Bois sacré cher aux arts et aux muses (1884) de Puvis de Chavannes.
Mais ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’elle dessine avidement depuis l’enfance. C’est Lautrec qui, découvrant ses dessins, l’incitera à les montrer à un certain Edgar Degas. Ce dernier tombe sous le charme de son trait à la fois « dur et souple », et l’encourage à poursuivre sa pratique.
Pour signer sa première œuvre, un Autoportrait au fusain et pastel de 1883, elle choisit Suzanne – un surnom biblique que lui donne ironiquement Toulouse-Lautrec, elle qui pose nue pour ces vieux peintres –, dans un geste affirmant sa transition de modèle à artiste. À cette époque, elle pratique principalement le dessin, exerçant son trait épais et expressif dans des scènes de nu du quotidien, et s’initie à la gravure. Elle utilise sa mère comme modèle, mais aussi son jeune fils, Maurice, né en 1883 de père inconnu lui aussi.
Elle expose pour la première fois à la galerie Le Barc de Bouteville (1893), puis à la Société Nationale des Beaux-Arts (1894). Deux ans plus tard, elle épouse Paul Mousis, un riche agent de change. Avec la mère et le fils de l’artiste, ils s’installent au 12, rue Cortot, en haut de la butte, où Suzanne a enfin son atelier dans lequel elle travaillera jusqu’à sa mort (une reconstitution de ce dernier fait partie de l’actuel musée de Montmartre). Si, dans ce nouveau confort, elle se consacre à la peinture, elle produit relativement peu pendant cette période.
En 1909, elle divorce et entame une relation avec le jeune André Utter, un ami de son fils, qu’elle épouse en 1914. C’est lui qui se tient près d’elle au jardin d’Éden dans Adam et Ève (1909), joignant sa main à la sienne pour cueillir le fruit défendu. Suzanne entre dans une période prolifique et expose régulièrement au Salon d’Automne et chez la galeriste Berthe Weill, qui la soutient dès 1912. Se jouant des codes, elle continue de peindre des nus masculins inspirés par sa nouvelle muse, comme dans l’épique tableau Le Lancement du filet (1914), qui ne passe pas inaperçu auprès de la critique.
Les œuvres de cette période témoignent d’une nouvelle maturité. Son trait appuyé et sinueux qui cerne les silhouettes rappelle celui de Cézanne, tandis que sa palette fauve et saturée évoque celle de Gauguin – une des rares influences qu’elle reconnaîtra. Sa démarche, en revanche, trouve une résonance plus juste avec celle d’une autre grande oubliée de l’histoire de l’art, sa contemporaine allemande Paula Modersohn-Becker ; toutes deux peignent de « vraies femmes… dénudées du regard masculin », comme l’écrit Marie Darieussecq (Être ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker, Éditions P.O.L., 2016).
Que ce soit à travers des modèles anonymes ou son propre reflet, Suzanne donne à voir des femmes de tous âges et de toutes morphologies, avec une volonté constante de capturer leur vérité, sans rien idéaliser ou cacher. Qu’elles soient à leur toilette, allongées, en train de s’habiller, de se faire tirer les cartes, de rêver ou de nous retourner le regard, elles apparaissent toujours libres et en pleine possession de leur corps.
Dans son remarquable Autoportrait au miroir (1927) par exemple, l’artiste se dépeint sans ambages à 62 ans, les traits marqués et les épaules affaissées ; son regard est las mais sans concession, désabusé mais empathique – à l’image de celui qu’elle porte sur elle-même.
C’est cette quête de vérité, ainsi que sa féroce détermination à se réinventer en dehors des codes qui résonnent avec une intensité particulière aujourd’hui, trouvant un écho dans l’œuvre de nombre d’artistes femmes qui suivirent : des autoportraits inquisiteurs de Maria Lassnig aux portraits engagés d’Alice Neel ; du travail sur la représentation des corps féminins de Jenny Saville à celui de Lisa Brice, qui revisite les chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art occidental sous un angle féministe, citant volontiers Suzanne Valadon comme source d’inspiration.
« Mon œuvre ? Elle est finie, mon œuvre, et la seule satisfaction qu’elle me procure est de n’avoir jamais trahi ni abdiqué rien de tout ce à quoi j’ai cru », lançait Suzanne Valadon au poète Francis Carco peu avant de mourir, en 1938. « Vous la verrez peut-être, un jour, si quelqu’un se soucie jamais de me rendre justice. »