Les dix règles du département artistique de l’Immaculate Heart College, un établissement d’enseignement supérieur pour femmes situé à Hollywood, commencent par : « Règle numéro 1 : Trouvez un lieu qui vous inspire confiance, puis essayez de lui faire confiance pendant un certain temps ». Et se termine par une citation de John Cage : « Règle numéro 10 : « Nous brisons toutes les règles. Même nos propres règles. Comment y arrivons-nous ? En nous laissant la latitude nécessaire pour le faire. » Les règles ont été rédigées par sœur Mary Corita Kent vers 1966, alors qu’elle dirigeait le département artistique. Cette liste ornait les murs du département, rappelant aux étudiant·e·s leur but et leur rôle en tant qu’artistes : se fixer un cadre puis le dépasser.
Cet ensemble de règles reflète un aspect essentiel de la pratique et de la vie de Corita Kent : la conception d’une forme ou d’une structure, assortie d’un ensemble de règles, le choix d’un lieu qui inspire confiance, puis l’effondrement ou l’abandon de cette structure pour laisser place à de nouvelles possibilités. Corita travaillait principalement la sérigraphie, l’impression sur soie, médium qui requiert de la confiance dans le processus, et qui peut s’apparenter à la foi. Corita a souvent parlé de cette confiance dans son travail et dans les possibilités. Chaque pièce produite relevait d’un processus qui comportait une part de hasard, d’expérimentation, et de confiance, le socle de tout engagement.
Corita Kent est née Frances Kent dans l’Iowa en 1918, mais a principalement grandi à Los Angeles. À l’âge de dix-huit ans, elle rejoint l’ordre des religieuses du Cœur Immaculé de Marie et prend le nom de Mary Corita (petit cœur). Elle prononce ses vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance et s’engage ainsi à consacrer sa vie au Christ et à l’Église. En 1947, après une brève période d’enseignement à Vancouver, elle retourne à l’Immaculate Heart College où elle travaille au département artistique. Au début des années 1950, elle découvre la sérigraphie et commence à réaliser des œuvres représentant la Sainte Famille ou les saint·e·s dans un style expressionniste. Ses œuvres représentant le Christ sont peintes dans des couleurs vives et des formes abstraites, et comportent des textes bibliques dans leur graphie d’origine.
Dès le milieu des années 1950, l’action de sœur Corita au sein de l’Immaculate Heart en tant qu’enseignante et artiste lui vaut une telle notoriété qu’elle parvient à y attirer des visiteur·euse·s prestigieux·ses parmi lesquel·les Alfred Hitchcock, Buckminster Fuller, John Cage, Charles et Ray Eames, ou encore Saul Bass, invité·e·s à s’adresser à la communauté.
Après la convocation de Vatican II, en 1963, au cours de laquelle les dirigeants catholiques du monde entier se sont réunis pour examiner les règles de l’Église afin de les adapter au monde moderne, les sœurs de l’IMH ont commencé à reconsidérer leurs propres pratiques. Ensemble, elles ont réévalué les objectifs de leur communauté, remettant en question la hiérarchie de l’Église dans son ensemble. Elles se sont davantage engagées sur les plans politique et civique, participant à des protestations et à des manifestations politiques dans toute la ville : contre la guerre du Viêt Nam, contre les brutalités policières à Los Angeles et en soutien du mouvement des ouvriers agricoles. Elles ont acquis une réputation de religieuses rebelles d’avant-garde, allant même à un moment donné jusqu’à abandonner l’obligation de se vêtir.
À cette époque, les couleurs de Corita deviennent plus vives, les formes plus abstraites et sa pratique plus affirmée. Le Sacré-Cœur peint avec soin de ses œuvres antérieures n’est plus qu’un cercle oblong d’un rouge éclatant. En 1963, elle réalise une estampe en utilisant uniquement le rouge, le jaune et le bleu de l’emballage du pain Wonder Bread. Elle commence à s’inspirer des codes visuels et des mots qui l’entourent, des panneaux de signalisation, des panneaux d’affichage, de la publicité, des journaux. Son travail commence à s’orienter vers le pop pur, s’appropriant des slogans publicitaires et les combinant avec des versets bibliques. En 1964, dans une œuvre provocatrice, elle écrit, à partir d’une publicité pour les tomates Del Monte : « Mary Mother is the juiciest tomato of them all ». Son travail a continué à être provocateur, devenant plus politique et critique dans les années suivantes, notamment en ce qui concerne les relations interraciales aux États-Unis et l’engagement du pays dans la guerre du Viêt Nam.
En 1967 et 1968, les tensions sont devenues vives entre les sœurs de l’IMH et l’archevêque de Los Angeles, celui-ci considérant que les agissements des sœurs, et en particulier de sœur Corita, sapaient l’autorité de l’Église. À la fin des années 1960, la majorité des sœurs ont choisi de renoncer à leurs vœux et de fonder la Communauté du Cœur Immaculé, un groupe œcuménique qui leur a permis de poursuivre leur travail progressiste. C’est à cette époque que Corita quitte Los Angeles et se retire sur la côte Est pour un congé sabbatique qui n’a jamais pris fin. Elle demande la dispense de ses vœux en 1968 et quitte l’ordre, tout en restant proche de nombreuses femmes de la communauté. Elle a continué à produire des œuvres, des dessins, des photographies et des gravures jusqu’à sa mort en 1986.
La pratique pédagogique influente de Corita consistait à combiner les règles et la discipline et à en repousser ensuite les limites. Plutôt que de se perfectionner dans un métier ou une compétence, la chose la plus importante qu’elle enseignait à ses élèves était la manière de regarder et d’observer le monde qui les entourait avec une attention particulière. Elle leur demandait de découper un carré dans une feuille de papier cartonné et de se rendre à la station de lavage de l’autre côté de la rue pour observer tous les panneaux, les couleurs, les pièces de voiture, les gens à travers une vue recadrée, produisant littéralement son propre point de vue au simple moyen d’un trou découpé dans une feuille de papier.
Les devoirs que Corita donnait à ses élèves étaient très méthodiques et répétitifs. Dans une leçon enregistrée en 1967, elle leur a dit: « Je pense que les devoirs sont utiles en termes de limites, car ils vous permettent de faire une chose et vous êtes libres de ne pas tout faire. » Il est intéressant de considérer cette pensée dans le contexte de la vie religieuse de Corita, une vie qui impose un certain nombre d’obligations, telles que la prière, les vœux, la tenue vestimentaire, les rituels permettant de contempler l’immensité de Dieu et de voir le monde et le mystère spirituel à travers une pratique dévouée et stricte. Son travail d’artiste et d’enseignante faisait certainement écho à sa manière d’envisager la spiritualité.