Marquant le 30e anniversaire de la manifestation, la prochaine édition de la Biennale de Sharjah, aux Émirats arabes unis (EAU), présentera le dernier concept curatorial d’Okwui Enwezor, qui l’avait conçu avant sa disparition prématurée en 2019. Intitulée « Thinking Historically in the Present », l’exposition a été organisée sous le commissariat de la présidente et directrice de la Sharjah Art Foundation, Hoor Al Qasimi, qui confie avoir été influencée par la direction artistique d'Okwui Enwezor de la documenta11 de Cassel, en 2002. La proposition originale du commissaire d’exposition américain d’origine nigériane sera illustrée à travers plus de 300 œuvres – dont 70 nouvelles commandes – par plus de 150 artistes, parmi lesquel∙le∙s John Akomfrah, Brook Andrew, Heri Dono, Cao Fei et Ibrahim Mahama. Dans cet esprit, trois d’entre eux∙elles ont été invité∙e∙s à réfléchir sur l’héritage d'Okwui Enwezor.
Gabrielle Goliath
L’idée d’un « héritage » évoque pour moi l'aura de prestige du « génie » masculin blanc – un privilège qui témoigne d’une suprématie patriarcale et coloniale véhiculant encore un imaginaire de grandeur aux effets tout aussi dévastateurs. Ce n’est pas ce que je retiens d'Okwui Enwezor. Selon moi, il a œuvré à bouleverser un système hégémonique et canonique de la représentation, mettant ainsi fin à l'exclusion raciale qui a, pendant si longtemps, sous-tendu le projet d'histoire de l'art avec un grand « H ». De mon point de vue, sa réflexion portait davantage sur une manière radicale de voir les choses et la création de nouvelles opportunités que sur la définition de nouvelles normes : toujours repenser les possibles en lien avec la diversité des manières dont les pratiques artistiques noires, brunes, féminines, queers et autochtones offrent une représentation différente du monde.
Lorsque Hoor Al Qasimi m'a invitée à participer à la 15e Biennale de Sharjah, un violent orage s'abattait sur la ville de Johannesburg, où je réside. Le tonnerre, les éclairs et les torrents de pluie ont rendu notre conversation Zoom presque impossible. J'ai néanmoins senti quelque chose d'important à ce moment-là : une ouverture. Une exigence curatoriale, des échanges attentifs, et un engagement permanent qui questionnent les héritages du monde de l'art de manière à favoriser l’émergence de nouvelles communautés et susciter des rapprochements. S’il convient, en cette occasion, de rendre hommage à Okwui Enwezor et de rappeler l’inestimable apport de son travail, je ne peux le faire sans célébrer celui de Hoor Al Qasimi et d’un certain nombre d'autres curatrices tout aussi irradiantes avec lesquelles je m'engage aujourd’hui. Que la présentation inaugurale de That These Three Remain (2023), le premier volet de ma trilogie sur l’amour, soit organisée par l'une des plus importantes plateformes d'art du Sud global représente beaucoup pour moi. Cette installation son et lumière à 12 canaux résonne avec ce que j'appelle les vestiges désordonnés du possible : toutes ces pratiques quotidiennes de l’amour, de la survie, de l’intimité, du plaisir, du soin et de l'imagination qui s’exercent au sein même et en dépit des séquelles enchevêtrées de l’esclavage, du déracinement, des cicatrices et de l’exploitation.
Farah Al Qasimi
Le thème « Thinking Historically in the Present » a cette force d’avoir anticipé le développement d'une culture muséale dans les Émirats et la fin d'une vision monolithique de notre histoire. Je pense que les artistes ont ici une occasion exceptionnelle de synthétiser différents types d'informations historiques à travers un filtre humain. En outre, la reconnaissance de la subjectivité ou de la fiction donne une plus grande place à la nuance et à la complexité. Pour l’œuvre qui m'a été commandée à l'occasion de la Biennale, j'ai effectué des recherches sur les allégations de piraterie émises à l’encontre des Al Qasimi par la Compagnie britannique des Indes orientales, à la fin du 18e et au début du 19e siècle. Les lettres et les échanges relatant cette histoire usent d’arguments de justice et de charité sous couvert d'éradiquer le mal – une tactique récurrente pour soutenir l’expansion de l'Empire britannique. Cette version de l’histoire a été largement contestée par le Dr Sultan Al Qasimi, dont le centre éponyme est une mine d’informations et d’archives, mais j’étais également intéressée par l’écriture d’une pièce de fiction autour de cette résistance pour la relier au présent.
Dans le film, le fantôme d'un pirate, mort en défendant la ville de Ras Al Khaimah lors d’un siège, se lie d'amitié avec deux jeunes femmes – et sur un écran parallèle, nous découvrons les nombreuses facettes de la piraterie : un mode de résistance et une culture populaire, alors qu’elle est perçue comme l’incarnation du chaos et de l’anarchie. La narratrice principale est Umm al-Dhabab (Mère du brouillard), une djinn d’origine inconnue qui nous montre le caractère inéluctable du passé et l’insaisissabilité de la justice.
Vivan Sundaram
J'ai rencontré Okwui Enwezor à la Biennale de La Havane en 1997. Il a réagi à la façon dont j'entremêle des éléments personnels, archivistiques et historiques dans ma pratique et m'a invité la même année à la Biennale de Johannesburg. En 2018, il a organisé une rétrospective de mon travail à la Haus der Kunst, à Munich (avec le commissaire Deepak Ananth). Mes 60 ans de pratique artistique sont marqués par des disjonctions. Je travaille avec différents « langages », différents médiums, différentes archives mémorielles et différents contextes historiques. Le titre de cette exposition était « Disjunctures ».
On se souvient d’Okwui pour sa monumentale documenta11. Parmi ses autres commissariats téméraires, j'ai vu le rendu grandiosede Das Kapital à la Biennale de Venise en 2015. J’étais présent à l'inauguration de « Postwar: Art Between the Pacific and the Atlantic, 1945-1965 » à la Haus der Kunst en 2016-2017, une exposition historique et transculturelle où les juxtapositions inattendues d’Okwui ont illuminé la présence inédite d’artistes du Sud aux côtés de cadres critiques et de solidarités politiques dans les décennies d’après-guerre et post-coloniales.
Hoor Al Qasimi a activé ce que Okwui a appelé la « constellation postcoloniale ». Associée au March Meeting annuel des critiques et des commissaires, et à sa bourse de recherche avec l’Africa Institute, la Sharjah Art Foundation est un espace de recherche sur l'impérialisme, l'idéologie menant à l’exploitation du capitalisme néolibéral et la politique haineuse de la droite mondiale.
C’est un honneur pour moi de faire partie de la 15e Biennale de Sharjah, envisagée à travers la déclaration d’Okwui « Thinking Historically in the Present ». Sa proposition suggère une narration dynamique et récursive dans un esprit éthiquement responsable. Je présente un projet photographique, Six Stations of a Life Pursued (2022), une chorégraphie de corps qui ont subi des violences, ont été incarcérés et ont vécu un deuil. La sixième « station » représente un voyage fondé sur l’histoire, dont la répétition exprime une détermination militante.
Gabrielle Goliath est représentée par Goodman Gallery (Cape Town, Johannesbourg et Londres) et Galleria Raffaella Cortese (Milan).
Farah Al Qasimi est representée par The Third Line (Dubaï).
Vivan Sundaram est représenté par Chemould Prescott Road (Mumbai) et Vadehra Art Gallery (New Delhi).
La 15e Biennale de Sharjah a lieu du 7 février au 11 juin 2023.
Traduction française : Henri Robert.
Publié le 2 février 2023.
Légende de l’image en pleine page : Okwui Enwezor, Haus der Kunst, 2014. Photographie de Maximilian Geuter.