<p>Sadie Coles revisite l’origine de sa galerie et son amitié avec Sarah Lucas, la star des Young British Artists</p>

Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou

« J’ai été captivée par son énergie et attitude »

<p>Pour le quatrième épisode de la série d’interviews consacrée par Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou aux expositions emblématiques présentées dans des galeries privées, le duo de commissaires dialogue avec la galeriste londonienne&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1262/Sadie-Coles-HQ">Sadie Coles</a>. Iels évoquent son amitié avec l’artiste britannique&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7958/Sarah-Lucas">Sarah Lucas</a> et les origines de « The Law », une exposition révolutionnaire hors les murs qui lança la galerie londonienne de Sadie Coles en 1997.</p>

<p><strong>Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou :&nbsp;</strong><strong>Comment avez-vous rencontré Sarah Lucas ?</strong></p><p>Sadie Coles :&nbsp;J’ai rencontré Sarah pour la première fois en 1990, pendant un dîner de gala à Londres, à l’occasion d’une exposition de&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7609/Jannis-Kounellis">Jannis Kounellis</a>. À l’époque, je travaillais pour le grand galeriste anglais Anthony d’Offay. Sarah était à la table des jeunes artistes avec son petit ami de l’époque,&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8180/Gary-Hume">Gary Hume</a>. J’ai été complètement captivée par son énergie et son attitude anticonformiste. Elle était tellement charismatique, tellement drôle, émancipée. Ce fut le début de notre amitié.</p><p>Plus tard, Sarah a présenté plusieurs projets – dont l’incroyable expo « Penis Nailed to a Board » – à City Racing au début des années 1990. C’était une galerie à but non lucratif du sud de Londres, gérée par des artistes. Elle a aussi fait un pop-up dans une boutique de Soho, « The Whole Joke », autour de son œuvre <em>Two Fried Eggs and a Kebab</em> (1992).</p>

<p>Et puis, un jour, Anthony d’Offay m’a invitée à organiser un projet dans un petit garage qu’il possédait, à l’arrière d’une de ses galeries. Sarah a été l’un des premiers noms qui m’est venu en tête, et je lui ai demandé de présenter son projet de 1994 « Got a Salmon On ». Par la suite, j’ai quitté Anthony d’Offay et me suis installée à New York. À peu près à la même période, Sarah bouclait son projet avec <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6940/Tracey-Emin">Tracey Emin</a>, « The Shop ».</p><p>J’étais en train de réfléchir à la suite, et Sarah m’a dit que ce serait une bonne idée de revenir à Londres pour entamer une collaboration avec elle. J’ai ouvert ma galerie en 1997, et la première expo que j’ai faite, c’était avec Sarah : « The Law », en 1997, aux St John’s Lofts, dans le quartier de Clerkenwell.</p>

<p><strong>Rétrospectivement, cette exposition semble rassembler toutes ses séries majeures : les collages à partir de tabloïds, les sculptures domestiques et anthropomorphiques, et enfin quelques autres plus abstraites et plus décapantes, comme </strong><strong><em>The Globe </em></strong><strong>(1997) ou <em>Down Below</em> (1997).</strong></p><p>Parce qu’on était dans un bâtiment industriel, c’était une expo ambitieuse par son envergure. Par exemple, <em>Bunny</em> (1997) annonçait toutes ses futures sculptures molles et figuratives, et c’est devenu une sorte de motif signature, qui a continué à évoluer. Les versions qu’elle a créées plus récemment reflètent un nouvel état d’esprit, plus individualiste et audacieux, mais elles ont toujours la vulnérabilité fascinante des toutes premières.</p><p>L’autoportrait photo, <em>Fighting Fire with Fire </em>(1997)<em>, </em>avait fait l’objet d’un tirage à grande échelle pour cette expo, et Sarah a ajouté de la peinture sur cette image répétitive. La sculpture de voiture montrait sa façon de s’approprier une métaphore puissante de la masculinité, et elle en a fait plusieurs depuis. Dans son expo récente au New Museum, il y en avait une recouverte de cigarettes. </p><p>« The Law » parlait aussi de résistance à l’autorité, de refus des règles établies. C’était l’expression d’une transgression, celle d’une femme qui ne veut pas rester à sa place, en particulier en tant que femme de la classe ouvrière. C’était aussi une façon d’exprimer le refus de Sarah d’accepter le <em>statu quo</em>. Certaines œuvres en particulier s’attaquaient à la propagande conservatrice véhiculée par les médias. Beaucoup de ces questions sont restées centrales dans la réflexion de Sarah, et se sont développées tout au long de sa carrière.</p>

<p><strong>Sarah Lucas pratique une sorte de naturalisme social – presque grunge – et elle est aussi l’un</strong><strong>∙</strong><strong>e des rares Young British Artists (les YBAs) des années 1990 à évoquer sa situation précaire et son mode de vie bohème. En ce sens, diriez-vous que son esthétique est typiquement British, une satire intemporelle, quelque part entre Charles Dickens et la génération X ? </strong></p><p>On ne savait pas forcément où classer les YBAs au milieu des années 1990. Ce qui était clair, c’est qu’iels étaient tou∙te∙s ami∙e∙s. La scène londonienne était minuscule, et iels buvaient et faisaient beaucoup la fête ensemble, après les vernissages, dans les ateliers, dans les pubs. Tout le monde savait ce que faisaient les autres. Le ciment du groupe, c’était l’art et les liens sociaux qui se développaient à partir de là. Il n’y avait que quelques galeries, quelques collectionneur∙euse∙s. Il s’agissait de faire communauté, mais pas nécessairement autour d’une idée commune, d’une vision du monde ou d’une façon semblable de créer ou d’utiliser les matériaux. Chacun faisait les choses à sa manière, et le succès ou la visibilité sont arrivés à divers rythmes et divers degrés pour les un∙e∙s et les autres.</p>

<p>Sarah m’a toujours semblé à part, parce que dans son travail on a ce réalisme social qui est authentique, mais avec un vrai sens du pathos. Elle utilise les métaphores de façon précise, avec parcimonie, et sa façon de recourir au surréalisme est à la fois modeste et sophistiquée. Les gens croient parfois qu’il n’y a ni talent ni subtilité, ce qui m’étonne toujours. La poésie de Sarah est épurée, très factuelle, mais ce n’est pas comme si elle se contentait de poser une cuvette de toilettes au milieu de la pièce : il y a toujours une autre intervention, quelque chose de suggéré. C’est le résultat de ce qu’elle associe à ce réalisme cru : les matières, les jeux de mots dans les titres qui décrivent et embellissent l’œuvre, la touche d’humour supplémentaire qui détourne la chose, le pathos, et l’installation contextuelle.</p>

<p>Comme vous le soulignez, le matériau de travail de Sarah est très British – elle entretient une relation quasi nostalgique avec la culture britannique, et tout particulièrement la génération d’après-guerre de ses parents, caractérisée par le sens du devoir, le pragmatisme, le travail. Ça date de bien avant les années 1990 ou le punk. Sarah n’a jamais été branchée Britpop. Elle préférait le rock progressif : Can, Led Zeppelin, Funkadelic, des artistes comme ça. Il m’a semblé que son travail était plutôt une réaction à la génération d’après-guerre de ses parents, et à son enfance dans le nord de Londres. Je la considère comme quelqu’un de littéraire, autodidacte et assidue dans ses lectures, et le regard singulier qu’elle porte sur l’identité britannique, dans toutes ses contradictions et les préjugés classistes ou sexistes qu’elle véhicule tacitement, peut s’inscrire dans une tradition dickensienne. On le voit dans les connotations à double sens de ses sculptures alimentaires, comme les sandwichs, les tourtes ou les cucurbitacées hypertrophiées <em>Florian</em> et <em>Kevin</em> (deux œuvres de 2013), qui rappellent à la fois les formes lisses de la sculpture moderne anglaise et les traditions des fêtes des moissons, avec leurs concours de la « plus grosse » courge. Mais dans son approche il y a aussi de la paillardise à la Shakespeare, de l’abstraction surréaliste à la Beckett, et l’humanité pétrie d’humour des fables morales de Chaucer.</p>

<p>Le duo de commissaires formé par Pierre-Alexandre Mateos et Charles Teyssou a organisé le programme Conversations à l’occasion de la première édition de Paris+ par Art Basel.</p><p>Traduction française : Marguerite Capelle.</p><p>Légende des images en pleine page, de haut en bas&nbsp;: 1.&nbsp;Vue d’installation de l’exposition de Sarah Lucas « The Law », Sadie Coles HQ off-site, St Johns Lofts, Londres, 1997. &copy; Sarah Lucas, avec l’aimable autorisation de Sadie Coles HQ, Londres.&nbsp;2. Sarah Lucas, <em style="background-color: initial;">Florian</em> et&nbsp;<em style="background-color: initial;">Kevin</em>, 2013, dans l’exposition&nbsp;«&nbsp;Delirious&nbsp;», Lustwarande, Pays-Bas, 2019. Photographie de Gert Jan van Rooij &copy; Sarah Lucas,&nbsp;avec l’aimable autorisation de Sadie Coles HQ, Londres.&nbsp;3.&nbsp;Sarah Lucas, <em style="background-color: initial;">Auto-erotic</em>, 1997 &copy; Sarah Lucas, avec l’aimable autorisation de Sadie Coles HQ, Londres.&nbsp;4.&nbsp;Vue d’installation de l’exposition de Sarah Lucas&nbsp;« Au Naturel&nbsp;», New Museum, New York, 2018-2019. &copy; Sarah Lucas,&nbsp;avec l’aimable autorisation de Sadie Coles HQ, Londres.</p>

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