Cent crânes blancs en résine d’une hauteur d'1,50 mètre s’amoncellent à la Fondation Cartier

Matthieu Jacquet

L’art démesuré de Ron Mueck envahit Paris

En collaboration avec Numéro art 
Dans le monde de l’art, le mot « démesure » s’emploie aujourd'hui sans modération, au risque du galvaudage. Pour l’œuvre de Ron Mueck, toutefois, il reprend tout son sens. La preuve à la Fondation Cartier : jusqu’à l’automne, dans le cadre de sa nouvelle exposition, le sculpteur australien dévoile une installation colossale. Cent crânes blancs en résine d’une hauteur d'1,50 mètre s’amoncellent dans l’architecture signée Jean Nouvel, perdant le public dans leurs sinueuses cavités. Encerclé∙e par ces têtes accumulées, la∙le visiteur∙euse n’a d’autre choix que de s’immerger dans cette vanité monumentale ultra contemporaine. Avec cette œuvre Mass, conçue en 2017, Ron Mueck opère un véritable tour de force et dévoile au public européen un nouveau pan de sa pratique sculpturale entamée il y a 24 ans.
Dans la grande salle du rez-de-chaussée, un bébé géant (A Girl), étendu sur un socle blanc, saisit immédiatement par ses dimensions et son réalisme : peau fripée, traces de sang, cheveux collés au crâne ou encore cordon ombilical… Ron Mueck n'épargne au public aucun détail. Depuis la fin des années 1990, l'artiste s’emploie en effet à retranscrire la chair des êtres vivants avec une précision chirurgicale, passant généralement d’un moule en argile à un volume en résine ou en silicone qu’il fignole ensuite à la peinture et agrémente de cheveux, vêtements et éléments divers. Une technique remarquable qui a fait de l’artiste un grand ponte de la sculpture hyperréaliste. Ron Mueck se défend cependant de cette filiation : chez lui, tout est avant tout question de proportions.

À peine plus hautes qu’un vase ou mesurant deux fois la taille d’un humain moyen, ses œuvres aux dimensions extrêmes s’écartent habilement de la nature et font naître chez le public un puissant sentiment d’inquiétante étrangeté. En atteste A Girl (2006), à l’aspect repoussant voire monstrueux – bien que très fidèle à son modèle. C’est précisément dans cette ambivalence que le sculpteur a trouvé sa singularité dès ses débuts, en 1996 : à la différence de ses aînés <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/19758/Duane-Hanson" target="_blank">Duane Hanson</a> et John De Andrea, Ron Mueck ne cherche pas à retranscrire le réel, mais bien à utiliser ses composantes pour mieux déranger le∙la spectateur∙rice. 
L’Australien conserve, quelle que soit l’échelle, la même minutie pour toutes ses œuvres. Face à leur ampleur, on l’imagine entouré de dizaines d’assistant∙e∙s. C’est pourtant tout l’inverse : il y a quelques années, l’artiste a installé son atelier sur l’île de Wight, où il réalise ses œuvres seul. « Tout doit venir de lui, même le geste le plus infime »&nbsp;, explique Charlie Clarke, collaborateur de l’artiste et commissaire associé de cette nouvelle proposition, qui s’occupe de la logistique requise par les œuvres, de leur conservation, ainsi que de leur accrochage. « Je suis comme une paire de mains supplémentaire, une extension de lui : je l’assiste ou le conseille, mais je ne prends jamais sa place,&nbsp;» précise le Londonien, qui se fait également porte-parole de l’artiste dans les médias. Car Ron Mueck refuse de s’exprimer publiquement sur son travail. « Ron a toujours privilégié la fabrication sur le discours »&nbsp;, confie Charlie Clarke. « Pour lui, une œuvre doit se suffire à elle-même. »

C’est en 2005 que la Fondation Cartier a révélé le travail de Ron Mueck. Depuis, l’institution parisienne et son directeur Hervé Chandès font partie de ses plus fervents soutiens, comme l’illustre cette troisième exposition de l’artiste entre ses murs. Au fil des années 2000, Ron Mueck a été exposé dans des institutions du monde entier, de l’Andy Warhol Museum à la Biennale de Venise, et a&nbsp;été représenté par la galerie&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1153/Hauser-Wirth" target="_blank">Hauser & Wirth</a> pendant près de 10 ans, avant qu’il ne la quitte pour <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1135/Thaddaeus-Ropac" target="_blank">Thaddaeus Ropac</a>&nbsp;en 2020. Malgré cette renommée internationale, et en conséquence de sa pratique, le processus créatif de Ron Mueck reste assez lent. Il aura ainsi fallu un an à l’artiste pour réaliser le moule d’origine des 100 crânes géants de Mass (2017), puis une année supplémentaire pour le décliner en 99 autres exemplaires.&nbsp;

Si Ron Mueck envisage son œuvre comme un grand continuum sans point de rupture, cette nouvelle exposition laisse apparaître quelques nouveautés. Entre les crânes d’un blanc éclatant, et les trois immenses chiens noirs présentés au sous-sol, l’artiste s’émancipe du réalisme pour se concentrer sur l’effet de l’œuvre, de plus en plus absolu : tel un Cerbère, le trio canin haut de trois mètres garde l’espace faiblement éclairé, confrontant le public à son gigantisme et à sa présence menaçante. Si la dimension manuelle demeure au cœur de sa pratique, Ron Mueck s’appuie également sur les nouvelles technologies telles que l’impression 3D, qui l’a aidé pour réaliser cette pièce inédite. Mais l’œuvre la plus surprenante de cette présentation restera sans doute la petite sculpture en argile rouge, où apparaissent cinq hommes en train de ligoter un cochon au sol. Pour la première fois de sa carrière, l’Australien a choisi de laisser la terre crue, marquée par quelques traces de doigts, assumant une forme d’imperfection. « Ron travaillait sur cette nouvelle série de sculptures et voulait les inclure dans le catalogue, » confie Charlie Clarke. « Il a donc choisi de présenter celle-ci, bien qu’elle soit en cours de réalisation. Comme s’il faisait un arrêt sur image. »
C’est bien là ce que propose cette nouvelle exposition, aux antipodes de l’accrochage thématique : l’état des lieux d’une œuvre monumentale mais « intemporelle », pour nourrir une réflexion infinie sur la condition humaine qui se prolongera bien au-delà de nos existences respectives. Heureux concours de circonstances, à l’issue de notre visite était installée&nbsp;la toute dernière œuvre de l’exposition : une réplique des crânes blancs, coulée dans le bronze. Postée devant l'entrée de l'institution, cette vanité noire de plus d'une tonne semble se faire le porte-voix du fameux adage memento mori. Preuve que la démesure peut elle aussi appeler à l’humilité face à l’inévitable finitude.

Cet article fait partie d’une collaboration annuelle avec Numéro art. Retrouvez l’article original <a href="https://www.numero.com/fr/art/ron-mueck-fondation-cartier-exposition-sculpture-hyperrealisme" target="_blank">ici</a>.
Ron Mueck&nbsp;est représenté par <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1135/Thaddaeus-Ropac" target="_blank">Thaddaeus Ropac</a>&nbsp;(London, Paris, Salzbourg, Séoul). 
Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit sur l’art et la mode pour Numéro et Numéro art.
Publié le 25 juillet 2023.
Légende des images en pleine page, de haut en bas&nbsp;: 1, 2. Ron Mueck, Mass, 2017. Vue d’installation de l’exposition de&nbsp;Ron Mueck à la&nbsp;Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2023. National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018. © Marc Domage. 3. Ron Mueck, En Garde, 2023. Vue d’installation de l’exposition de Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 2023. Avec l’aimable autorisation de&nbsp;Thaddaeus Ropac © Marc Domage.

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A hundred white resin skulls up to 1.5 meters high are piled up in the Fondation Cartier

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