Les visiteur·euse·s qui se sont aventuré·e·s au Petit Palais l’an dernier pendant la semaine d’Art Basel Paris ont pu y découvrir un spectacle pour le moins déroutant. Des nuages de fumée lumineuse dans le jardin, des sculptures sonores ponctuellement activées par des musicien·ne·s ou encore un parfum supposé imiter l’odeur de la Voie lactée diffusé dans les salles… Avec son exposition « Les Nuits Corticales », l’artiste français Loris Gréaud prouvait une nouvelle fois son talent : celui de capter l’invisible pour produire une expérience collective holistique.

À l’occasion de la fermeture de l’exposition, mi-janvier, le Petit Palais devait accueillir une expérience nocturne unique : un concert du groupe de rock expérimental The Residents qui, au grand désarroi de l’artiste français, n’a finalement pu avoir lieu. Ce malheureux contretemps n’est pas si surprenant lorsqu’on connaît la position singulière des musiciens américains : depuis la formation du groupe, en 1972 à San Francisco, aucun de ses quatre membres n’a dévoilé son identité ni montré son visage, toujours dissimulé par des masques loufoques ; leurs apparitions sont rares et aléatoires – ce qui n’a pas empêché The Residents de devenir un groupe culte : la couverture de leur album Eskimo (1979) – qui montre les quatre artistes, la tête dissimulée par un globe oculaire géant et coiffée d’un chapeau haut-de-forme – est passée dans la culture populaire.

Leur concert tant attendu aura finalement lieu cette automne, en collaboration avec Art Basel Paris. Deuxième chapitre du projet de Loris Gréaud, The Cortical Palace se tiendra le soir du vendredi 18 octobre au Théâtre du Châtelet. Pour permettre à tous les publics d’assister à cette performance exceptionnelle sur la scène d’un lieu historique, 1200 places seront distribuées gratuitement.

« L’art est le médium idéal pour opacifier le réel. C’est ce mystère qui le rend passionnant, car il nous donne envie d’aller creuser au-delà de la surface », explique Loris Gréaud, synthétisant ainsi les motivations de sa démarche. Fasciné par la face cachée du monde, mais aussi grand amateur de musique underground et ancien flûtiste, le Parisien s’est naturellement intéressé à The Residents dès ses études. La posture radicale du groupe devient rapidement un modèle pour son propre travail.

En 2016, il l’invite à composer la bande-son de son long métrage Sculpt, qui met en scène les monstres sacrés du cinéma Willem Dafoe et Charlotte Rampling. Même en coulisses, le groupe conserve son aura énigmatique : tous les échanges, qui transitent via son porte-parole, s’effectuent par des courriers écrits – aucun mail ni communication téléphonique –, ce qui allonge inévitablement les étapes de collaboration. « C’est un processus pour le moins extrême, qui n’est pas sans difficultés », se remémore l’artiste de 45 ans. « Depuis près de dix ans que je travaille avec eux, je n’ai jamais vu leurs visages : même lorsque je les ai rencontrés, même lorsqu’ils signent un contrat chez un notaire, ils restent masqués, ce qui est assez perturbant. On se retrouve autour d’une table à parler de sujets très sérieux avec des gens qui portent un masque de vieillard et un costume de père Noël ! Mais tout cela fait partie de l’œuvre, de la mythologie du groupe. » Et ce, d’autant plus dans une époque encourageant la surexposition et l’incarnation, qui laisse peu de place au mystère : « En 2022, The Residents fêtait son 50e anniversaire de carrière, alors que personne ne pourrait en reconnaître les membres dans la rue. Qu’ils aient pu maintenir cette posture aussi longtemps fait d’eux de véritables héros et façonne leur légende. »

Malgré ses complexités, cette première collaboration n’a pas dissuadé Loris Gréaud de refaire appel à eux pour Les Nuits Corticales. « Un projet qui parle de la porosité entre l’espace mental et l’espace physique, et comment ceux-ci en viennent à former une seule et même surface », précise-t-il, « comme l’a théorisé l’écrivain de science-fiction J. G. Ballard. » Dans cet ensemble d’œuvres présentées au Petit Palais en 2023, ce sont les multiples supports d’expression qu’il utilisait, palpables ou non, qui permettaient à l’artiste de révéler de nouvelles facettes de ses réflexions sur le corps, l’esprit ou le passage du temps.

The Residents apporte sa pierre à cet ambitieux édifice en composant un morceau original d’une dizaine de minutes, pour lequel l’artiste leur a laissé carte blanche. « Soit j’acceptais leur proposition, soit je ne l’acceptais pas. Il n’y avait pas de compromis possible », explique Loris Gréaud. « Mais ce sont de grands professionnels : ils ont très bien intégré les enjeux esthétiques du projet. » Sur la scène du Châtelet, ils interpréteront donc uniquement ce morceau, cachés derrière de nouveaux masques – « des sortes de bonhommes de neige maléfiques », précise l’artiste, rendant leur présence d’autant plus exceptionnelle.

The Cortical Palace se poursuivra un mois plus tard au Musée d’art et d’histoire (MAH) de Genève, où Loris Gréaud installera une œuvre inédite… dans la chaufferie. « Ce sera un blob géant, qui hantera le musée pour toujours, tel le pendant pérenne et évolutif de ce passage fugace de The Résidents sur la scène du Châtelet. Finalement, ce sont deux “formes” assez opaques, qui sont difficilement prévisibles et paramétrables. » L’artiste prévoit déjà une quatrième étape avec une exposition au Museum of Contemporary Art Detroit (MOCAD), dont le contenu reste encore mystérieux – car comme le rappelle le quadragénaire, à l’image d’un projet évolutif et parfois imprévisible, « on n’est jamais sûr·e de rien ».

Crédits et légendes

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Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit pour Numéro, Numéro art et Geste/s.

Portraits de Loris Gréaud par Grégoire Léon-Dufour pour Art Basel

Légende de l’image en pleine page : The Residents, 1979 © The Residents, The Cryptic Corporation.

Publié le 7 octobre 2024.