Il faut imaginer Robert Ryman (1930-2019), né à Nashville, capitale de la musique traditionnelle et country, rejoindre l’orchestre de l’armée de terre de réserve des États-Unis en tant que saxophoniste ténor puis, une fois démobilisé, s’installer en 1952 à New York pour étudier le jazz auprès du pianiste et compositeur Lennie Tristano, et du saxophoniste Lee Konitz.
Il doit gagner sa vie et trouve bientôt un emploi de gardien au Museum of Modern Art (MoMA), où il découvre simultanément les maîtres modernes européens, en notamment Claude Monet, Paul Cézanne et Henri Matisse, et les nouvelles créations des Américains Mark Rothko, Jackson Pollock et Barnett Newman. Et puis ses collègues s’appellent Dan Flavin, Lucy Lippard (qu’il épousera en 1961), Scott Burton, John Button et Michael Venezia, Sol LeWitt et Robert Mangold...
Robert Ryman commence à expérimenter la peinture dès 1953 et se détourne rapidement de la musique pour se consacrer entièrement à ce médium. Lorsqu’il réalise Untitled, en 1959, l’ensemble des éléments constitutifs de son œuvre ont d’ores et déjà été définis. Le format carré du tableau est celui qu’il utilisera quasiment exclusivement jusqu’à l’arrêt définitif de sa carrière, en 2011. Le carré représente à la fois une forme et un espace idéals. Ce standard le libère en effet des questions de dimensions et de proportions, et facilite l’organisation de la composition générale de ses œuvres. Il devient sa signature, tout comme la peinture blanche avec laquelle il peindra la vaste majorité de ses œuvres. Pour lui, le blanc, tout en étant neutre, offre un large spectre de variations de nuances, de transparences, de consistances, de luminosité. Il permet de rendre visibles d’autres éléments de la peinture. Sa manière d’apposer et de superposer sur la toile des touches ou des couches de peinture plus ou moins épaisses, ou de créer de généreux empâtements se distingue, elle aussi.
Dès le début de sa carrière, Robert Ryman s’emploie à réduire la peinture à ses éléments essentiels. Pour ce tableau, il a choisi un support brut, une toile de lin brune qui reste partiellement apparente et sans apprêt. L’artiste a peint sur toute la partie supérieure gauche un carré blanc qu’il a encadré de deux lignes bleu ciel, tels deux bouts d’adhésif ceignant sa signature, – « R Ryman » –, et l’année de création du tableau, – « 59 » –, qui sont peintes du même blanc que le carré dont elles font intégralement partie. Cette même signature-datation réapparaît juste en dessous, cette fois peinte en lettres rouge vif, comme pour mieux souligner et révéler la première. On se souvient que dans le célèbre roman d’Oscar Wilde, le peintre signe son portrait de Dorian Gray en lettres vermillon et que Marcel Duchamp signera son célèbre Autoportrait, signature (1964) de cette même couleur.
Pour Robert Ryman, il s’agit d’explorer, de questionner et de jouer avec les éléments de la peinture, de la réduire à ce qui la constitue essentiellement. Le support, la matière picturale, la signature sont traité∙e∙s comme des sujets à part entière qui interrogent également l’espace et l’environnement dans lesquels s’inscrit l’œuvre.