En collaboration avec Numéro Art

On l’aura rarement aperçu sans son masque durant les dernières années de sa vie. Maître du graffiti, peintre, sculpteur, rappeur, mais aussi créateur de costumes, d’objets et d’accessoires en tous genres, Rammellzee (1960-2010) est resté jusqu’à sa disparition un artiste aussi mystérieux qu’inclassable, dont on commence tout juste à saisir le génie.

Quinze ans après sa disparition prématurée, le Palais de Tokyo à Paris lui consacre, jusqu’au 11 mai, sa première rétrospective en France. Riche d’une centaine d’œuvres, dont certaines raretés encore jamais montrées, celle-ci se prolongera, en 2026, par un deuxième volet au Centre d’arts plastiques contemporains (Capc) de Bordeaux, pour continuer d’explorer en profondeur l’héritage de ce personnage complexe et éminemment singulier.

Dès ses débuts, dans le New York des années 1970, Rammellzee se distingue en créant, mais aussi en théorisant sa propre langue. Se décrivant lui-même comme un « soldat gothique », l’artiste fait des mots et des lettres les armes d’une guerre contre les puissant∙es qui nous contrôlent par le langage, en les vidant de leur sens connu pour y injecter de nouvelles significations mystérieuses. En 1979, à l’âge de 19 ans seulement, il adopte le pseudonyme RAMMΣLLZΣΣ et produit son propre manifeste, où il théorise ses deux philosophies : le « Gothic Futurism » et l’« Ikonoklast Panzerism », nés de son obsession d’une part pour l’iconographie et la typographie gothiques, d’autre part pour la science-fiction et l’imagerie d’horreur. « Rammellzee grandit à Far Rockaway, dans le Queens à New York », précise Hugo Vitrani, commissaire de sa rétrospective au Palais de Tokyo. « Il vit à côté des arches du métro aérien, qu’il voit comme des portes vers le futur. » – Et qui deviendront son premier terrain de jeu.

Fasciné très tôt par les moines copistes, l’artiste cite souvent les enluminures du Moyen Âge comme sa source d’inspiration ultime. « Pour lui, le premier graffiti, c’est l’écriture médiévale avec l’art cistercien », explique Alain-Dominique Gallizia, collectionneur de l’artiste et spécialiste du graffiti sur toile.

Ainsi, des parois du métro à la toile ou au carton, Rammellzee stylise ses lettres en jouant sur les couleurs et les reliefs avec la bombe aérosol. Instinctivement, le New-Yorkais les mêle à d’autres symboles pour former des « équations », terme mathématique qu’il aime citer, car l’équation, contrairement à la langue, est « universelle » (son propre pseudonyme lui est d’ailleurs venu de la formule « RAM times elevation to the power of Z »). Par leur variété d’éléments répartis sur un même plan, où l’on croise nombre d’éclaboussures de peinture et de flèches – sa signature –, mais aussi par leurs couleurs vives, leur rythme et le dynamisme des lignes, ses œuvres rappellent les compositions des grandes figures de l’abstraction moderne Vassily Kandinsky ou Joan Miró. Grâce à la singularité et à la richesse de sa patte, Rammellzee devient l’un des grands maîtres du wildstyle – forme de graffiti la plus complexe, caractérisée par des compositions très libres, voire chaotiques, où les lettres se déforment pour devenir presque illisibles.

Avec ses confrères DONDI, PHASE 2 ou encore FUTURA 2000, Rammellzee a le vent en poupe dans le New York des années 1980 et présente son travail dans plusieurs galeries qui consacrent des expositions à la forme d’art nouvelle qui émerge avec le graffiti. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance d’un certain Jean-Michel Basquiat. Avec l’artiste Toxic, ils forment un trio. En 1983, Basquiat leur consacre même une œuvre, Hollywood Africans, dans laquelle il rappelle l’importance de ses deux amis dans sa carrière : sur un fond jaune poussin, le jeune homme s’était alors représenté au côté de Toxic et de Rammellzee.

Mais le rapprochement de Basquiat avec Andy Warhol aura raison de leur amitié : dès lors, le jeune prince de la peinture sera mis sur un piédestal par son aîné et courtisé par le monde de l’art contemporain, majoritairement blanc et mondain, au point d’occulter ceux∙celles qui l’ont formé. Jusqu’à sa disparition, Rammellzee gardera une dent contre son désormais « frère ennemi », mais aussi et surtout contre Warhol, qu’il jugeait ennuyeux et inintéressant.

Alors que les mutations de l’art contemporain éloignent peu à peu Rammellzee des galeries et du marché, l’artiste continue, dans son atelier de Tribeca – sa « battle station », l’appelle-t-il –, à expérimenter et à diversifier ses techniques. Habitué très jeune à créer dans l’obscurité des tunnels du métro new-yorkais, il utilise des peintures phosphorescentes, enrichissant ses compositions fascinantes d’une double lecture, diurne et nocturne, où se révèlent des éléments cryptiques.

À l’image des nouveaux réalistes tels Daniel Spoerri, il agrège sur ses supports nombre d’éléments de récupération trouvés dans la ville, entre fragments de ventilateurs, têtes de lit décorées, clavier de machine à écrire (une manière de rappeler qu’il est un écrivain avant tout) et moquette, fixant le tout par une utilisation abondante – et dangereuse – de colle et de résine époxy.

Au Palais de Tokyo, on découvre notamment les étonnants bracelets, jamais exposés jusqu’alors, qu’il réalisait à base de pierres, de perles et de chaînes grâce à un savoir-faire acquis lors de cours de joaillerie, mais aussi de sa formation de prothésiste dentaire.

La visite de cette rétrospective foisonnante restera particulièrement marquée par la rencontre avec ses « Garbage Gods » (dieux-déchets), personnages qu’il incarne à partir des années 1990 en créant des costumes aussi extravagants que créatifs qu’il revêt lors de performances musicales. Dotés d’œil de cyclope, de masques menaçants, d’armures de samouraï, de kimonos et même de sneakers, ces dizaines d’archétypes lui permettent de se glisser librement dans ses différentes personnalités, comme lorsqu’il trafique sa voix à l’aide d’un vocodeur dans ses morceaux.

En 2010, l’artiste s’éteint, victime d’un problème cardiaque, après une santé fragilisée par son exposition constante à des matériaux toxiques et par ses problèmes d’addiction. Depuis, le monde de l’art semble peu à peu lui redonner ses lettres de noblesse : à New York, après avoir figuré dans l’exposition collective « Printin »  au Museum of Modern Art (MoMA) en 2012, c’est le centre d’art Red Bull Arts qui lui consacre une grande rétrospective en 2018 puis une épaisse monographie aux éditions Rizzoli en 2024 – où l’on retrouve d’ailleurs les mots de ses amis Jim Jarmusch et FUTURA 2000, entre autres. Plusieurs galeries telles Jeffrey Deitch à Los Angeles et Ziegler à Zurich ont également présenté ses œuvres ces dernières années, continuant d’écrire la légende de l’homme qui voulait « faire voler les lettres ».

Légendes et crédits

Cet article fait partie d’une collaboration éditoriale avec Numéro Art. Retrouvez l’article original ici.

« ALPHABETA SIGMA (Face A). RAMMELLZEE » est à découvrir au Palais de Tokyo, Paris, jusqu'au 11 mai, puis du 13 juin au 7 septembre. « Face B » sera présentée au Capc Musée d’art contemporain de Bordeaux du 12 mars au 20 septembre 2026.

La succession de RAMMELLZEE est représentée par Jeffrey Deitch Gallery (New York, Los Angeles).

Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit pour Numéro, Numéro Art et Geste/s.

Publié le 24 avril 2025. 

Légende pour image d'en-tête : Rammellzee © Mari Horiuchi. Avec l'aimable autorisation de de Red Bull Arts New York et de Rammellzee Estate.