En collaboration avec le Centre Pompidou
Angela Detanico et Rafael Lain sont venus en voisin·e·s au rendez-vous, donné dans un café à l’angle du Centre Pompidou. « On habite à côté depuis notre arrivée en France, il y a plus de 20 ans », commente de concert le duo, arrivé un brin en avance. « De toute façon, on ne se voyait pas vivre ailleurs. »
Il est des artistes qui défient tout système de classification ; Angela Detanico et Rafael Lain sont de ceux·celles-là. À quatre mains, il·elle·s explorent les intersections entre langage, espace et temps – de l’infiniment grand au très banal. Leur œuvre hybride, à la croisée des arts visuels, de la typographie et de la sémiotique, s’inscrit dans les codes rigoureux qui gouvernent notre perception du monde pour mieux s’en affranchir – l’austérité apparente du cadre pour faire éclore la plus subtile poésie.
Dans la lumière franche de ce début d’après-midi, les voici qui détaillent les débuts de leur fructueuse collaboration, avec le charme d’un accent qui trahit leurs origines. Elle est née en 1974, lui en 1973, dans la même commune moyenne du sud du Brésil, Caxias do Sul, réputée régionalement pour sa vie culturelle dynamique et variée, ainsi que pour son altitude. Angela Detanico et Rafael Lain ont d’abord suivi des chemins similaires avant de s’unir professionnellement. Tandis qu’elle, Angela, a fait des études en sémiologie et en linguistique « par curiosité, par attrait de la littérature et de la linguistique, et parce que la sémiologie ouvre à d’autres formes d’expression, notamment la danse et les arts plastiques », Rafael a une formation de graphiste-typographe. De leurs débuts de carrière à São Paulo, où il·elle·s s’installent au mitan des années 1990 pour exercer comme designers graphiques, il·elle·s conservent une solide connaissance des formes et des signes.
Le duo se lance alors dans l’expérimentation de formes visuelles tout en développant une approche conceptuelle où le langage occupe une place omniprésente, souvent ludique : « On met en place des systèmes de code, d’écriture, à l’intérieur desquels le hasard, l’accident peuvent survenir », dit Angela. C’est en 2001 qu’il·elle·s sautent le pas afin de se consacrer entièrement à la création artistique.
Très rapidement, leur parcours est émaillé de résidences et d’expositions au sein de grandes institutions, qui marquent le début de leur reconnaissance internationale : « São ou Não São Gravuras? » (2001) au Musée d’art moderne de São Paulo et « Graphic Shows Brazil » (2002) à la Ginza Graphic Gallery à Tokyo. En 2002-2003, ils sont invité·e·s en résidence au Palais de Tokyo à Paris, où ils travaillent au sein du Pavillon, un laboratoire de création ouvrant sur l’exposition collective « OO : une exposition qui grandit par le milieu » (2002-2003). Flatland
(2003), leur première vidéo, était née. Conçue comme une succession de tableaux linéaires à partir de plus de 5 000 images prises lors d’un voyage dans le delta du Mékong (des vues d’eau et du ciel), l’œuvre est puissamment hypnotique. Lignes fines, noires sur fonds blancs ou monochromes, et formes géométriques élémentaires… Elle trahit déjà leur goût infini pour l’espace-temps, la création de langages visuels riches de sens et leur amour pour la cartographie. « Flatland
porte toutes les prémices de nos questionnements artistiques », affirme Angelica – et Rafael, face à elle, d’opiner du chef.
Leur démarche interdisciplinaire les conduit également à explorer les musiques électroniques et la danse contemporaine, notamment lors d’une résidence au Centre national de la danse (CND) à Pantin en 2004, avec le chorégraphe Takeshi Yazaki.
La collaboration entre Angelica Detanico et Rafael Lain repose sur un dialogue constant entre deux univers complémentaires : celui du signe et celui de la forme. Souvent, il·elle·s recourent à des concepts empruntés à la science : « On a fait une recherche avec des scientifiques sur une possible réversibilité du temps », explique Rafael, aucunement rebuté par la physique quantique. Quant à la littérature, on la retrouve dans leur attrait pour la poésie concrète d’un Augusto de Campos ou d’un Stéphane Mallarmé. Le duo rend d’ailleurs hommage au poète symboliste avec sa série Un coup de dés (2021), où le texte cède la place à un système visuel fondé sur des dés. C’est encore le jeu, le hasard et sa réflexion sur le temps qui régissent ces (impossibles ?) parties d’échecs : commencer par une situation de mat pour en revenir à la position initiale (et réglementaire) des pièces sur l’échiquier, en faisant prévaloir la collaboration des joueur·euse·s sur leur opposition. Renverser les codes, s’en jouer, comme fil directeur de ses pratiques.
Toute la démarche conceptuelle des deux artistes se distingue par une utilisation et une réappropriation subtiles des systèmes de codification : le jeu, l’alphabet, les chiffres… ou encore les cycles lunaires, donnant à voir une perception plus subjective du temps, comme dans leur exposition « Comme des gouttes de pluie sur la lune » (2014), chez Martine Aboucaya, où l’ensemble des œuvres s’inspire des connaissances scientifiques liées aux phases du satellite de la Terre. Quant à La Grande Ourse (2021), un ensemble de 15 étoiles en inox poli-miroir suspendues dans le patio du collège Samuel-Paty à Valenton (Val-de-Marne), elle obéit aux coordonnées connues à ce jour des astres selon un protocole extrêmement précis associant astronomie, toponymie, typographie, etc. En 2022, Angelica Detanico et Rafael Lain s’emparent de la tour du Fanal à l’invitation du Fonds régional d’art contemporain (Frac) Sud et du Mucem, à Marseille, et y déclinent le mot « lumière » sous forme de nuages et de soleil, créant ainsi l’image d’un ciel à la place de la tour en chantier – une splendeur.
Pour le prix Marcel-Duchamp, ils ont conçu « une installation en trois pièces qui réunit les axes principaux de nos recherches artistiques, l’écriture et le cosmos », nous renseigne Rafael Lain sans oser en dire trop. Et Angela Detanico d’ajouter : « On fait cohabiter des images très éloignées. » Impossible d’en dévoiler davantage, mais on sait déjà que, pour ce nouveau projet, des clichés de télescope datant de plusieurs milliards d’années voisinent avec des vues printanières de champs en fleurs. Comme pour rappeler que l’infiniment petit et l’infiniment grand sont intrinsèquement mêlés, que l’expérience du quotidien tire ses racines d’une perception cosmologique, et que dans l’immuable s’épanouit l’éphémère. Une fois de plus, le duo offre au public une ode bienfaisante à l’imaginaire et à la contemplation, l’invitant à repenser son rapport au monde à l’aune (vertigineuse) de ce qui nous dépasse.