En collaboration avec le Centre Pompidou

Cascades déferlant d’une falaise, tornades balayant des champs, montagnes vues du ciel, grottes remplies de stalactites ou arbres feuillus… Autant d’éléments que l’on peut discerner dans les dessins d’Abdelkader Benchamma, où les formes de la nature, qu’elles soient minérales, végétales ou aquatiques, semblent ne faire qu’un.

Depuis 20 ans, l’artiste français déploie, du papier aux murs, ses marbrures en noir sur blanc, récemment agrémentées de pointes de couleurs. À l’encre, au stylo et au fusain, celles-ci composent des formes abstraites où chacun∙e identifie des silhouettes familières, comme face à des tests de Rorshach. Le∙la spectateur∙rice plonge alors dans son paysage intérieur, où se croisent des motifs universels que l’on retrouve au fil des projets, ceux-ci paraissant alors ne former qu’une immense œuvre continue – qui, en fin d’année, se poursuivra au Centre Pompidou, où l’artiste, nommé au prix Marcel Duchamp, présentera une proposition inédite.

La pratique du plasticien né en 1975 commence par une prise de risque : alors étudiant aux Beaux-Arts de Paris dans les années 2000, il choisit de se consacrer au dessin. Se mesurant à plusieurs traditions séculaires, des arts décoratifs baroques à la calligraphie, Abdelkader Benchamma met au point son propre vocabulaire. Ses lignes noires sinueuses et continues, s’affinant ou se densifiant au fil du pinceau, rappellent les peintures de Henri Michaux et de Fabienne Verdier, eux∙elles aussi passionné∙e∙s par l’art de l’écriture chinoise. D’ailleurs, la place du blanc de la surface s’y fait tout aussi importante, témoignant d’un jeu gracieux entre les vides et les pleins. « Ma pratique naît d’une rencontre entre un geste très répétitif et laborieux, et des fulgurances où mon trait se libère », explique-t-il. « Alors, un combat se crée entre la manière dont je rythme mon œuvre, dont je choisis d’ajouter de la matière ou de laisser des zones vides. »

Si les formes esquissées par Abdelkader Benchamma restent suffisamment évocatrices pour que chacun∙e puisse y projeter son propre inconscient, elles cachent en réalité de nombreuses inspirations, des comètes et météorites gravées sur des manuscrits du 16e siècle aux vaisseaux fantômes repérés par la presse américaine du début du 20e siècle, en passant par les monolithes, et les marbrures des églises et des mosquées : des images que l’artiste passionné de neuropsychologie qualifie de « fossiles qui passent au tamis de [son] dessin », où ils se fondent et se métamorphosent.. En référence conceptuelle, le plasticien cite volontiers l’Atlas mnémosyne (1921-1929) de l’historien de l’art allemand Aby Warburg, immense corpus d’images aux sources extrêmement diverses, dont l’objectif était simple : montrer que, quels que soient les siècles et les civilisations, nombre de motifs et de formes se répètent et se recroisent, implantés indéfiniment dans notre inconscient collectif.

Se trouvant vite limité par le cadre de la peinture, l’artiste manifeste très tôt le désir d’en déborder. Dès sa première exposition personnelle, à la galerie du jour (agnès b.) à Paris en 2005, son trait sort timidement du papier. Au fil du temps, il se déploiera sur des formats de plus en plus grands. Dix ans plus tard, il étend ses formes jusqu’aux murs et plafonds du Drawing Center à New York. Des salles à la cage d’escalier, les visiteur∙euse∙s se trouvent ainsi poursuivi∙e∙s par ses méandres graphiques, dont ils semblent devenir le∙la protagoniste mouvant∙e. En 2017, lors de sa participation à la Biennale de Sharjah (Émirats arabes unis), le peintre poursuit son « dialogue avec l’espace » en envahissant des surfaces toujours plus importantes, et agit même sur l’architecture. Dès lors, le dessin devient installation, et le lieu un acteur à part entière de l’œuvre dont il ne saurait désormais être dissocié.

L’an passé, alors qu’il investit l’un des espaces du centre culturel Lago/Algo à Mexico, le Français s’impose une discipline stricte : les matins sont consacrés au dessin, les après-midis au repos. D’ailleurs, durant tout le montage, l’artiste se couche tôt et surveille son alimentation pour rester le plus opérationnel possible. « Cette mise en difficulté physique me procure un grand plaisir », précise-t-il, « au point d’en devenir presque addictive. » Fort de son expérience et d’une confiance croissante en sa pratique, Abdelkader Benchamma note aujourd’hui plus de laisser-aller dans son geste, assumant erreurs, bavures et coulures ou les masquant par son art du camouflage, tout en intégrant peu à peu la couleur à travers des touches bleutées, rouges ou orangées. « Ce lâcher prise m’enlève beaucoup de fatigue », ajoute-t-il. « Se retenir, avoir peur de se tromper et calculer comment on va investir les zones blanches était épuisant. »

Bien que le mural fasse désormais partie intégrante de son œuvre, l’artiste n’en délaisse pas moins le traditionnel papier ni les petits formats, qu’il inclut régulièrement dans ses fresques pour les rythmer encore davantage. C’est ce que l’on découvrira au Centre Pompidou avec son projet inédit intitulé Au bord des mondes, nouvelle étape du long chemin qu’il trace depuis deux décennies. Ici, nul besoin de chercher à reconnaître ses inspirations : Abdelkader Benchamma souhaite plus que jamais insister sur la plasticité de son trait. « Dans cette exposition, plusieurs morceaux de dessins et d’histoires s’entremêlent, offrant une nouvelle manière de penser le monde en faisant coexister des réalités parallèles, mais aussi une nouvelle texture, une matière propre », éclaire-t-il.

C’est l’occasion pour le plasticien d’intégrer un support développé très récemment : le film d’animation. À partir d’une grande quantité de ses dessins numérisés, deux animateurs ont modélisé ses formes et les ont associées dans des combinaisons graphiques mises en mouvement par la technique du stop motion. Grâce à ce médium, le quadragénaire, qui est aussi mélomane, convoque désormais le son et associe ses dessins à des compositions mêlant bruits naturels, et mélodies planantes et minimales, mais aussi beaucoup de silence – une manière d’affiner encore plus la texture de son œuvre en l’enrichissant d’une couche sensorielle inédite.

Crédits et légendes

Cet article fait partie d’une collaboration avec le Centre Pompidou dans le cadre du prix Marcel Duchamp 2024. Consultez l’article sur le site du Centre Pompidou ici.

Abdelkader Benchamma est représenté par Templon (Paris, Bruxelles, New York).

Prix Marcel Duchamp
Centre Pompidou, Paris
2 octobre 2024 – 6 janvier 2025

Matthieu Jacquet est un journaliste basé à Paris.

Photographies d’Aude Carleton pour Art Basel.