Avant de nous laisser découvrir sa présentation à Paris+ par Art Basel, l’un des créateur∙rice∙s les plus polyvalent∙e∙s au monde nous parle d’interdisciplinarité, de design émotionnel et de l’incohérence comme un état d’esprit

Coline Milliard

Le polymathe Gaetano Pesce fait battre le cœur de Paris

Où finit l’art et où commence le design ? Imaginée à l’origine par Hans Ulrich Obrist et Marc Spiegler voici plus de 10 ans, la série des Conversations « The Artist As » - qui a inspiré ces interviews - s’efforçait d’analyser ce qui se passe lorsque les artistes se tournent vers d’autres domaines – que ce soit&nbsp;la danse ou l’agriculture. Mais, devant l’imposante figure de <a href="https://parisplus.artbasel.com/catalog/artist/52663/Gaetano-Pesce" target="_blank">Gaetano Pesce</a>, le simple fait d’opérer une distinction entre les champs créatifs s’effondre. Depuis 60 ans, ce New-Yorkais né en Italie se meut avec aisance entre architecture, design industriel, aménagement urbain et arts visuels, sans jamais cesser de s’insurger contre toute catégorisation imposée. Que ce soit à travers un bâtiment, une chaise, une chaussure ou une sculpture, sa créativité n’obéit qu’à un seul impératif : répondre au moment présent.
Pour la prochaine édition de Paris+ par Art Basel, Gaetano Pesce présentera une sculpture monumentale au jardin des Tuileries, dans le cadre de l’exposition « <a href="https://parisplus.artbasel.com/public-program/jardin-des-tuileries-domaine-national-du-louvre?lang=fr" target="_blank">La Cinquième Saison</a> », organisée par la nouvelle directrice du musée Louvre-Lens, Annabelle Ténèze. Conçue à l’origine – il y a plus de 40 ans – comme une lampe, Double Heart (2022) se compose, sans surprise,&nbsp;de deux cœurs percés par une flèche de dessin animé. Atteignant plus de 5 mètres de haut, elle brillera la nuit comme un phare réconfortant, telle une invitation à célébrer l’amour nichée en plein… cœur de la capitale. Une semaine avant l’inauguration, je me suis entretenue avec Gaetano Pesce.

Vous avez toujours rejeté la séparation entre les domaines de création – et vous vous êtes élevé contre la « hiérarchie des expressions ». Pourquoi est-ce si important pour vous ?
Je viens d’Italie, et en Italie, les artistes, les designer∙euse∙s, les architectes ne font pas de différence entre un média ou un autre. Ce qui vous fait passer de l’un à l’autre, c’est l’idée : si vous avez une bonne idée qui ne convient pas à l’architecture, vous l’exprimez en design. Si vous en avez une autre qui s’adapte à l’architecture mais pas à l’art, vous faites un projet architectural. Voilà comment je travaille. Il n’y a pas de barrière entre une catégorie culturelle et une autre.
Pouvez-vous nous présenter l’œuvre que vous exposez à Paris, Double Hearts (2022) ? 
Cet objet est important, car il apporte un message d’ouverture à un moment où le monde ne va pas très bien. Il y a tant de [gens] stupides qui ont du pouvoir et provoquent des catastrophes. L’art et le design ont un rôle très important à jouer. Le travail que je présente à Paris, au jardin des Tuileries, exprime un sentiment positif, et c’est important : c’est important d’être du côté de ceux∙elles qui recourent à la créativité et non à la violence. Cette œuvre encourage les gens à faire attention et à rester connecté∙e∙s à des formes d’expression, des cultures et toutes sortes de choses positives – car c’est ce dont le monde a besoin.
Cette pièce est inspirée d’un dessin de 1979 pour un prototype de lampe. Quelle impression cela fait de revisiter un concept 40 ans après ?
L’expression de cet objet est toujours d’actualité. Il symbolise l’amour, et l’amour est un sentiment dont on ne peut pas se passer. L’amour fait partie de notre vie. Mais on doit également garder à l’esprit que l’art, le design, l’architecture, etc., tout cela doit être exprimé à travers des formes reconnaissables par le plus grand nombre, c’est-à-dire par des formes figuratives. Cela permet à ces objets de dépasser l’idée de confort ou de fonction, de véritablement se confronter à la réalité.
Souvent, je trouve que le design se répète – et qu’il perd l’énergie qu’il avait il y a 40 ans. Les designer∙euse∙s ont besoin de neuf, d’une ouverture vers autre chose. Cette autre chose, c’est du design qui exprime l’amour, du design qui exprime la culture, du contenu lié à la philosophie, à la religion, aux réalités sociales, etc. C’est comme ça que le design peut devenir une véritable culture – et même de l’art. Le design est peut-être l’art de demain.

Que pensez-vous qu’il se passe quand un objet fonctionnel comme une lampe devient une sculpture dans l’espace public ?
Un objet placé dans l’espace public peut amener les gens à réfléchir. Il peut les aider à comprendre notre époque, le lieu culturel dans lequel ils se trouvent, etc. Cette sculpture a pour fonction de faire réfléchir le public sur la pertinence, l’importance de l’amour, l’importance des sentiments positifs et l’importance de reconnecter avec les autres.
Plus généralement, quel rôle attribuez-vous aux émotions dans votre travail ?
Les émotions nous prennent aux tripes. Elles touchent d’abord notre estomac de manière irrationnelle avant d’arriver à notre cerveau. L’art se trouve dans un moment délicat. Il est devenu très décoratif, très superficiel. L’architecture est devenue totalitaire ; tout se ressemble partout, ce qui impliquerait que nous sommes les mêmes partout – ce qui est faux. Nous sommes tou∙te∙s différent∙e∙s, avec différents besoins, et nous avons besoin d’images différentes pour chaque endroit. Tout comme les humains, les objets ont le droit à la différence. Ils peuvent continuer à être fonctionnels et pratiques, mais à partir de maintenant, les objets souhaitent, eux aussi, pouvoir exprimer des idées philosophiques, politiques, etc. C’est ça, l’avenir du design.
À travers vous, voici ce que je veux dire aux jeunes designer∙euse∙s, car aussi loin que je vois, iels font tou∙te∙s la même chose. J’ai imaginé un canapé qui parle d’une ville : un canapé peut être non seulement confortable, mais aussi raconter une histoire. Il y a un demi-siècle, j’ai conçu une chaise qui parlait de la condition des femmes dans le monde, qui est terrible. Le design peut exprimer des choses très sérieuses, comme la condition d’un être humain.

Dans les années 1960, vous avez adopté les résines plastiques et polyuréthanes, alors que les matériaux phares du haut-modernisme étaient le bois, le béton et le verre. Quelle promesse recelait le plastique à l’époque ?
Le plastique est mal nommé : parlons plutôt de matériaux synthétiques. Je peux vous donner mille raisons pour lesquelles ce sont les matériaux du futur. Une bouteille d’eau minérale synthétique est très légère, alors que le verre est fragile et lourd. On ne va pas dans l’espace avec une bouteille en verre : elle peut casser et causer des problèmes.
J’utilise des matériaux comme la résine, qui concurrence le verre. La résine est transparente, translucide, colorée, élastique, rigide – tout ce qu’on veut. Le verre, c’est pareil, mais il est fragile et cher. Je n’utilise pas le bois car je ne suis pas menuisier. Je n’utilise pas le métal car c’est un matériau du passé. Je n’utilise pas la pierre parce que c’est le matériau des humains d’il y a 5 000-10 000 ans. J’utilise des matériaux de mon époque parce que je veux qu’ils témoignent de ma vie au 20e
et au 21e siècle.

Vous venez de publier un épais ouvrage intitulé A Complete Incoherence, qui retrace votre incroyable carrière. L’incohérence est depuis longtemps un concept clé pour vous, pourquoi ?
À 18 ans, j’ai commencé à comprendre qu’être incohérent∙e était une manière d’être libre. Si vous êtes cohérent∙e, vous êtes prisonnier∙ère de vos idées, et peut-être pour longtemps. L’incohérence vous permet de changer d’avis tous les jours. C’est ça, la liberté. Je suis très heureux d’être comme ça. Aujourd’hui, je dis une chose, demain j’en dirai une autre – peut-être plus intéressante, si j’ai une bonne raison de le faire. Lorsque quelqu’un dit : « Je suis cohérent∙e », cela signifie : « Je suis répétitif∙ive ». Je ne pense pas que l’esprit humain soit statique. C’est pour cela que je suis heureux d’être incohérent.
Votre travail a toujours été une réponse au moment présent. Comment restez-vous pertinent ?
À travers ma curiosité. La curiosité vous permet de chercher quelque chose de différent. C’est une composante essentielle du cerveau. J’ai toujours été comme ça.

Coline Milliard est Executive Editor d’Art Basel.
Double Heart (2022) de&nbsp;Gaetano Pesce&nbsp;sera présentée par la&nbsp;Galerie Champ Lacombe dans le cadre de «&nbsp;<a href="https://parisplus.artbasel.com/public-program/jardin-des-tuileries-domaine-national-du-louvre?lang=en" target="_blank">La cinquième saison</a>&nbsp;»&nbsp;organisée sous le commissariat&nbsp;d'Annabelle Ténèze dans le&nbsp;jardin des Tuileries - Domaine National du Louvre en parallèle de Paris+ par Art Basel 2023.
Publié le 10 octobre 2023.
Découvrez le programme public complet <a href="https://parisplus.artbasel.com/public-program" target="_blank">ici</a>.
Légende de l'image en pleine page&nbsp;: Gaetano Pesce, Double Heart, 2022. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la&nbsp;Galerie Champ Lacombe.
Traduction française : Carole Coen.

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La future directrice du Louvre-Lens est de nouveau commissaire de l’exposition présentée par Paris+ par Art Basel en collaboration avec le musée du Louvre dans l’un des espaces verts les plus iconiques de la capitale. Elle revient sur son parcours – et partage ses coups de cœur.

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Ahead of his presentation at Paris+ par Art Basel, one of the world’s most polyvalent creatives talks interdisciplinarity, emotional design, and incoherence as a state of mind

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