Il fallait une institution courageuse pour consacrer une exposition à l’œuvre de l’artiste le plus controversé de sa région ; celui qui se revendiquait comme « un homme sans moralité » – inscription qui orne sa tombe fictive érigée par lui-même en 1950. C’est ce qu’a fait le Frac (Fonds régional d’art contemporain) MÉCA (Maison de l’économie créative et de la culture en Nouvelle-Aquitaine) de Bordeaux avec sa nouvelle exposition collective « Molinier rose saumon », qui, du 31 mars au 17 septembre, présente l’œuvre de l’artiste surréaliste et travesti Pierre Molinier. Né à Agen en 1900, il mettra fin à ses jours en 1976. L’exposition explore ses sources d’inspiration et les filiations artistiques contemporaines avec, entre autres, des œuvres de Hans Bellmer, Marc Camille Chaimowicz et Larry Clark.

Pierre Molinier, Je rampe vers Gehamman, vers 1970-1976. Photographie de Frédéric Delpech. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, © Adagp, Paris, 2023.
Pierre Molinier, Je rampe vers Gehamman, vers 1970-1976. Photographie de Frédéric Delpech. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, © Adagp, Paris, 2023.

Choix courageux aussi que celui de faire coïncider l’exposition avec le 40e anniversaire des Frac. Cette ouverture à l’art contemporain local comme international est fidèle à l’esprit qui avait présidé à leur création en 1982 par Jack Lang, alors ministre de la Culture. Ces collections régionales, qui sont aujourd’hui au nombre de 22, ont contribué à la reconnaissance de la vitalité de la création contemporaine au-delà de Paris en décentralisant la commande publique vers les régions. Disparu avant leur création, Pierre Molinier n’a hélas pas eu la chance de trouver le soutien d’une institution aussi résolument tournée vers l’avenir.

Pierre Molinier a passé la majeure partie de sa carrière dans l’isolement, à l’écart des scènes artistiques locales et internationales. En 1951, il est exclu du Salon des Indépendants de Bordeaux en raison de la vive controverse suscitée par son tableau Le Grand Combat, qualifié d’orgiaque. Les surréalistes, qui l’ont exposé, s’en détourneront aussi, peut-être en raison de l’homophobie bien documentée de leur chef de file, André Breton, qui l’excommuniera en 1959. Ses peintures et photomontages, dans lesquels il découpe et réarrange sa propre image, la transformant en un être aux membres multiples doté de plusieurs sexes, répondent certainement à l’intérêt du cercle surréaliste pour les désirs refoulés, le fétichisme et la transgression de la morale bourgeoise. Quoi qu’il en soit, les autoportraits manipulés de Molinier et ses représentations en rubber sex doll le rapprochaient davantage de ceux évoluant en marge du surréalisme, comme Hans Bellmer et Claude Cahun. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie qu’il a été redécouvert par une génération explorant les performances de genre, comme l’artiste suisse Luciano Castelli. Molinier a fait partie de l’exposition d’avant-garde de 1974 organisée par Jean-Christophe Ammann, « Transformer: Aspects of Travesty », au Kunstmuseum de Lucerne, en Suisse. Ça n’est qu’à titre posthume qu’il a acquis une certaine notoriété, influençant des artistes aussi divers∙e∙s que Ron Athey ou Cindy Sherman.

De gauche à droite : 1, 2. Pierre Molinier, Sans titre, 1960-1976. © Adagp, Paris, 2023. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MECA. 3. Pierre Molinier, Sans titre, 1965. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 4. Pierre Molinier, Autoportrait debout, 1955. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023.
De gauche à droite : 1, 2. Pierre Molinier, Sans titre, 1960-1976. © Adagp, Paris, 2023. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MECA. 3. Pierre Molinier, Sans titre, 1965. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 4. Pierre Molinier, Autoportrait debout, 1955. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023.

Si le travail autour du travestissement de Pierre Molinier peut sembler renvoyer aux thématiques contemporaines de fluidité du genre et de transgression sexuelle, ses autoreprésentations avec masque féminisé, corset, bas résille et stilettos, ou pénétré par des godemichés, véhiculent néanmoins les connotations négatives associées aux travestis : celles qui fétichisent le féminin, en réduisant les femmes à des objets sexualisés, associant la féminité à la passivité. Plutôt qu’une tentative de déconstruire la binarité du genre, le travestissement est vu par certain∙e∙s comme une façon de le conforter le temps de l’excitation sexuelle qu’apporte la transgression, pour ensuite s’effacer devant un retour à l’identité conventionnelle.

Pierre Molinier est l’un∙e des premier∙ère∙s artistes à s’être engagé∙e∙s dans la performance de genre et la transformation du corps, bien avant l’avènement du body art. Dans ses autoperformances qui brouillent les codes – il a même simulé sa propre mort plus d’une fois –, il ironise sur les velléités de segmentation de la sexualité et de l’identité.

Dans les photomontages Mélange des godemichés et jambes (1967) ou Triomphe, les jambes d’amour (1968), les fesses sont exposées et les jambes semblent flotter, sans attaches au corps de l’un ou l’autre sexe. Même lorsqu’un pénis est montré, il s’agit souvent d’un godemiché, ce qui ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un rapport hétéro, homo ou purement auto-érotique. Son corps est multiple, il se fait l’amour à lui-même : une représentation de ce que Freud diagnostiquerait comme du narcissisme homosexuel. Mais étant travesti, c’est plutôt à une scène hétérosexuelle que l’on songe. Le mélange du désir et de l’identification n’est pas une pathologie queer, simplement un aspect de toute sexualité dans laquelle le genre est un objet de désir que l’on n’atteint jamais.

Gauche et droite : Pierre Molinier, Sans titre, 1960-1976. © Adagp, Paris, 2023. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA.
Gauche et droite : Pierre Molinier, Sans titre, 1960-1976. © Adagp, Paris, 2023. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA.

La multiplication de sa propre image que pratique Molinier en fait un fétiche, ou une série d’avatars, dans lesquels s’estompe la notion de réalité, de stabilité du moi. Son image la plus récurrente est celle d’une femme avec un pénis ou, dans son travail sculptural, d’un phallus féminisé : ses nombreux godemichés sont constitués de bas de soie entrelacés. Contrairement au fétichiste qui, pour Freud, cherche anxieusement à masquer la réalité de la différence de genre, Molinier la réfute ouvertement, lui préférant l’image de l’androgyne, du moi bisexuel originel. Son travestissement se présente non pas comme l’imitation d’une féminité passive ou asexuée, mais comme un jeu avec le genre qui, pour autant, n’en nie pas l’essentialisme.

De gauche à droite : 1. Pierre Molinier, Autoportrait tenant dans ses bras la poupée, vers 1960. Avec l’aimable autorisation de la Galerie 1900-2000 et Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 2. Pierre Molinier, Collage préparatoire à un photomontage, 1955. Avec l’aimable autorisation de la Galerie 1900-2000 et Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 3. Pierre Molinier, Jambes (Sculpture). Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023.
De gauche à droite : 1. Pierre Molinier, Autoportrait tenant dans ses bras la poupée, vers 1960. Avec l’aimable autorisation de la Galerie 1900-2000 et Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 2. Pierre Molinier, Collage préparatoire à un photomontage, 1955. Avec l’aimable autorisation de la Galerie 1900-2000 et Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 3. Pierre Molinier, Jambes (Sculpture). Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023.

Pour Molinier, le travestissement constituait également un projet contre la morale. Il a confié à son biographe, Pierre Petit, que ses êtres aux multiples membres étaient à l’image des figures païennes, des dieux∙déesses hindou∙e∙s et des symboles maçonniques, rejetant par là une tradition chrétienne qui, selon lui, avait réprimé l’androgynie. Sur sa fausse pierre tombale, il s’insurgeait contre la morale publique considérée comme complaisante, ajoutant que seul l’homme immoral peut trouver la gloire et l’honneur. En 2018, l'écrivaine trans Andrea Long-Chu écrivait dans un essai intitulé On Liking Women, publié par n+1, que nous n'essayons pas de politiser un désir qui est dans l’absolu incontrôlable, car cela renverrait à une forme de moralisme. La satire de Molinier semble plus nuancée, ne refusant pas le questionnement, mais laissant de côté les préjugés pour élaborer sa propre éthique.

Pierre Molinier est représenté par Mennour, Paris.

« Molinier rose saumon »
Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux
Jusqu’au 17 septembre 2023

Paul Clinton est auteur et commissaire d'exposition basé à Londres.

Traduction française : Henri Robert.

Publié le 31 mars 2023.

Légende des images en pleine page, de haut en bas : 1. Pierre Molinier, Autoportrait couché, visage voilé, jambe gauche levée, 1955. Avec l’aimable autorisation de la Galerie Christophe Gaillard © Pierre Molinier, Adagp, Paris. 2. Pierre Molinier, Les jambes de la poupée, 1960-1976. © Adagp, Paris, 2023. Collection Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. 3. Pierre Molinier, Nous sommes le secret, ca. 1955. Avec l’aimable autorisation de la Galerie 1900-2000 et de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023. 4. Pierre Molinier, Féminin Pluriel est Triste, 1968. Avec l’aimable autorisation de la Galerie 1900-2000 et de la Galerie Christophe Gaillard. © Pierre Molinier, Adagp, Paris, 2023.

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