Le périph’ parisien n’est plus une frontière ? Encore un peu, sans doute. Mais il est si facile à traverser ! Et pour le franchir, quel meilleur prétexte que de découvrir les centres d’art de banlieue ? Ils ont, en pionniers, contribué à abolir les limites entre la capitale et ses voisins. Sans attendre le « Grand Paris » des politiques, ils essaiment à travers tous les territoires – des graines de création, d’espoir et de conscience citoyenne. Ils ont 1, 10, 20, 30 ans, voire plus, et composent une constellation inattendue de sites et d’univers.
Si l’on devait en faire le tour (attention, le réseau est riche d’une bonne trentaine de lieux), ils nous conteraient toute l’histoire de l’Île-de-France – ses usines et ses travailleur·euse·s, ses villégiatures noyées dans l’urbain, ses souvenirs agricoles. Le·la voyageur·euse suburbain·e découvrira ainsi de bourgeois hôtels particuliers plantés au pied des grands ensembles, comme à Noisy-le-Sec ; d’anciennes manufactures, d’Ivry-sur-Seine à Pantin ; des églises jumelles, comme à Chelles, une merveille d’abbaye cistercienne, Maubuisson, à Saint-Ouen-l’Aumône, ou encore des graineteries désaffectées, à Houilles et au Centre photographique d’Île-de-France (CPIF) de Pontault-Combault (actuellement en travaux). Une maison de retraite pour créateur·rice·s, tenue par la Fondation des Artistes, est au cœur du projet de la MABA à Nogent-sur-Marne ; au milieu des champs de Noisiel, la Ferme du Buisson cultive non seulement l’art, mais aussi la scène, le cirque, le cinéma… À 15, 30, 45 minutes au maximum de métro ou de RER, de nouveaux mondes s’ouvrent aux amateur·rice·s d’art – surtout aux curieux·ses de découvertes.
Car chacune de ces structures est, à sa façon, un laboratoire, le creuset d’une création qui, souvent, ne pénètre que bien des années après au palais de Tokyo, au Centre Pompidou ou dans les kunsthalle du monde entier. Et si elles avaient un point commun ? Ce serait, par exemple, de se faire avant tout dénicheur, petits moyens obligent ; mais surtout, au sein de ces équipes, d’entretenir le sentiment partagé d’un devoir : il faut miser sur la jeune création, car elle changera le monde ; et sur l’intelligence des publics, tous les publics, qu’ils soient scolaires, voisins, novices, ou amateurs éclairés venus de Paris et d’ailleurs.
« Au Crédac , le premier des centres d’art à naître en banlieue [à Ivry-sur-Seine, ndlr] il y a près 40 ans, grâce à la mairie communiste, la question de l’éducation populaire a toujours été très forte », rappelle Claire Le Restif, directrice du lieu depuis 20 ans. Son équipe : six personnes, dont trois qui se consacrent aux publics. « À nos yeux, la question de l’accueil est essentielle, et c’est vrai pour tous les centres d’art du réseau TRAM », cette association qui fédère la plupart d’entre eux et fait tout pour les mettre en lumière.
Pour preuve, l’exposition que vient d’ouvrir le Crédac. Intitulée « Correspondances. Lire Angela Davis, Audre Lorde, Toni Morrison », elle est née du désir de la co-commissaire Elvan Zabunyan de partager la pensée fulgurante des trois africaines-américaines – la première, activiste, les deux autres, auteures. Pendant une année, trois classes de collège d’Ivry les ont étudiées. Les élèves sont aujourd’hui invité·e·s à dévoiler les créations inspirées par ces trois femmes, aux côtés d’artistes. « Cette exposition est une fusée à trois étages : les archives, les publics et l’art », résume Claire Le Restif, également co-commissaire. « C’est surtout un outil qui nous permet de diffuser une pensée, des convictions vers les publics les plus diversifiés et les plus jeunes possibles. »
Directeur de La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec, autre lieu pionnier, Marc Bembekoff est tout autant attentif à ces questions. Les projets pédagogiques menés avec des adolescent·e·s du quartier ou les ancien·ne·s des ehpad ne relèvent en rien du parent pauvre de sa programmation. Chaque année, avec « Épatez la galerie », l’institution leur consacre ses cimaises. « Cela permet à des gens qui n’auraient jamais mis les pieds chez nous de venir, des parents qui découvrent le travail de leur enfant par exemple, et cela ancre notre projet dans la ville », souligne Marc Bembekoff. La présence des artistes sur le territoire est également essentielle à ses yeux, avec deux résidences par an. Ici, pas question de créer hors-sol ! Tarek Lahkrissi, Julien Creuzet, Pauline Curnier Jardin, Julien Discrit… Ces artistes étaient encore loin des feux de la rampe quand il·elle·s se sont posé·e·s à Noisy. Cette année, le brésilien Jonathas de Andrade leur succède. D’une collaboration avec habitant·e·s et associations est né son « Syndicat des Olympiades », qui explore l’impact architectural, social et culturel des JO.
Un outil à disposition des citoyen·ne·s, plus qu’un simple espace d’exposition : ainsi se définit également la singulière maison des arts de Malakoff. Elle vient d’inaugurer un projet sur trois ans pour devenir « centre d’art nourricier». L’initiative avait été lancée l’an passé avec l’exceptionnel projet « coupez les fluides – alternatives pragmatopiques » : eau, gaz, électricité, pendant cinq mois, la petite structure avait osé l’expérience d’une radicale décroissance, accueillant le public sans chauffage ni lumière artificielle, produisant sans polluer, communiquant sans courant. « Nous avions déjà multiplié les éco-actions en récupérant les eaux de pluie, en créant un verger, en changeant les éclairages. Mais cela ne nous semblait pas suffisant », plaide Aude Cartier, la directrice. « Une institution comme la nôtre a un rôle à jouer dans les prises de conscience. Au-delà des écogestes citoyens, il s’agit de produire du réel. » Ainsi est né ce programme tri-annuel, pour lequel « le centre d’art se réinvente encore et souhaite questionner, repenser et renouveler les modes de partage, dans la volonté de penser en commun, de s’alimenter ensemble, de se nourrir des savoirs et des ressources de chacun·e ». Le voilà devenu cuisine, permaculture, pépinière, agora, atelier. Une terre nourricière...
Un panorama des propositions automnales de tous ces lieux suffit à s’en convaincre, leur diversité est infinie. À Alfortville, au centre d’art contemporain La Traverse, qui a notamment comme spécificité de mettre l’accent sur la langue des signes, Jérémy Gobé mêle art et science avec « Corail Artefact », une tentative de réparation des barrières de coraux. À deux pas du casino et de son lac, le Centre des arts d’Enghien-les-Bains, expert ès arts numériques, invite l’Observatoire de l’espace du Centre national d’études spatiales (Cnes) à déployer sa collection d’art. Aux réserves du Fonds régional d’art contemporain (Frac) Île-de-France de Romainville, une jolie invite à « Coller l’oreille aux colimaçons » offre l’occasion aux étudiant·e·s des Beaux-Arts et des Arts décoratifs de Paris de relire la collection de l’institution. La Fondation Fiminco, voisine, accueille dans son époustouflante chaufferie d’usine la scène artistique lituanienne, dans le cadre de la saison culturelle consacrée au pays. Les étudiant·e·s ont également toute leur place au centre d’art Ygrec, annexe de l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy (ENSAPC) implantée à Aubervilliers. Marianne Mispelaëre y dévoile le fruit de son travail mené dans des lycées de Marseille, explorant la diversité des langues que l’on y parle.
Et ce réseau ne cesse de s’enrichir. Ne serait-ce qu’à Pantin, où est née, en 2023, l’association Les Sheds. Elle s’est vite imposée avec une programmation pointue, qui vient compléter celle des Magasins Généraux, eux aussi pantinois. De l’autre côté du canal, la fourmilière d’Artagon Pantin offre depuis 2022 des ateliers à de tous jeunes talents d’horizons divers, à une encablure de Poush, repaire désormais bien connu de plus de 200 artistes. En octobre, cette ancienne manufacture des parfums L.T. Piver située à Aubervilliers la joue « madeleine de Proust » avec une exposition qui titille notre odorat et s’intitule « Par la fumée ». La banlieue ? Elle a le vent en poupe !