En 1932, une artiste bâloise nommée Irène Zurkinden réalisa un portrait de la star du Surréalisme Meret Oppenheim, intitulé Meret à l’orange. Très proche de la célèbre créatrice d’Object, (Le Déjeuner en fourrure) (1936), Irène Zurkinden l’a peinte à de nombreuses reprises. Ici, c’est une Meret Oppenheim au regard à la fois mélancolique et complice qu’elle représente. Elle est coiffée d’un bicorne à glands verts et noirs et d’un élégant manteau rose, un boa noir enserrant son cou. Avec le morceau d’orange qu’elle tient jalousement dans sa main droite, c’est le monde entier qu’elle semble retenir entre ses doigts. Irène Zurkinden n’avait que 23 ans lorsqu’elle l’a réalisé, Oppenheim n’en avait même pas 20.

« C’est tellement inventif, tellement nouveau », s’enthousiasme Eva Reifert, conservatrice au Kunstmuseum Basel, qui a récemment acquis et exposé l’œuvre (le musée a consacré une rétrospective à Zurkinden en 1985, deux ans avant sa mort). « On voit tout de suite qu’Irène aimait cette robe et cette excentricité ».

Mais qui était Irène Zurkinden ? Si l’histoire a retenu le nom de Meret Oppenheim, celui d’Irène Zurkinden n’a pas acquis la même notoriété. Des expositions récentes dans des galeries et des institutions en Europe et aux États-Unis ont entrepris de la faire sortir de l’oubli et de lui donner la place qui lui revient parmi les peintres du 20e siècle.

« Je pense qu’elle est vraiment l’une des plus grandes artistes », déclare Meredith Rosen, dont la galerie a organisé la première exposition d’Irène Zurkinden aux États-Unis l’année dernière, et présentera une sélection de ses œuvres lors de la prochaine édition suisse de la foire Art Basel. Portraitiste douée, elle pouvait aussi bien réaliser des commandes pour de riches familles suisses que peindre des portraits intimes de femmes. Elle s’est inspirée du surréalisme et du néo-impressionnisme, mais n’a jamais adhéré à une école ou à un mouvement en particulier. Irène Zurkinden avait son propre style. « Elle était pleine d’amour, de sentiments et de vie, et cela se retrouvait dans son art », explique Meredith Rosen.

Née en 1909 à Bâle, sa mère était professeur de danse, et son père douanier. Ses parents la soutenant dans son désir de devenir artiste, elle s’inscrit à l’âge de 16 ans à l’École des arts et métiers de Bâle – c’est là qu’elle a probablement rencontré Meret Oppenheim pour la première fois. Après avoir obtenu une bourse, Irène Zurkinden s’installe à Paris en 1929 pour terminer sa formation sous la direction d’Arnold Fiechter et d’Henri de Toulouse-Lautrec, à l’Académie de la Grande Chaumière. Elle convainc Meret Oppenheim de la rejoindre dans la capitale française.

À Paris, Irène Zurkinden s’éprend de liberté, et prend pour amant∙e∙s des hommes et des femmes, y compris Meret Oppenheim. Elle fait partie de l’avant-garde de Montparnasse. Man Ray l’a photographiée en 1932, l’année où elle a réalisé Meret à l’orange. « Elle a eu une vie de liberté, artistique et sexuelle à Paris », dit Meredith Rosen. C’est également à Paris, en 1934, qu’elle rencontre Kurt Fenster, un jazzman métis germano-brésilien, avec qui elle aura deux enfants. Elle commence alors à partager son temps entre des villes et des contextes différents : la famille à Bâle et l’autonomie à Paris. Où qu’elle soit, elle continue de se consacrer à l’art.

« Cette confluence de deux lieux et de deux cultures différentes a sans aucun doute influencé son travail. Ce qui m’intrigue, c’est le caractère presque inachevé de certaines zones de ses toiles, où l’on ne sait pas très bien ce qu’elle essaie de représenter. Mais une fois que l’on prend du recul, cela devient parfaitement clair », explique Eva Reifert.

Un bon exemple est L’ennuye mortel, la famme.... Dans cette peinture à l’huile de 1934, se tient au premier plan une femme nue dont le corps est traité à l’impasto. La jambe posée sur une chaise, elle exhibe fièrement son intimité. Tout à fait à droite, dans une autre pièce, apparaît un autre personnage ; une statue de femme sans tête, juchée sur de hauts talons rouges, se tient en haut d’une stèle. À l’arrière-plan, on semble distinguer une colonne militaire. La guerre s’annonçait. Autour de ces éléments, beaucoup d’espaces vides, lavés, dans des tons de gris et de blanc. C’est intrigant, mystérieux, ludique – à l’image de l’artiste qui l’a réalisée.

En 1942, Irène Zurkinden s’installe définitivement à Bâle et rejoint le Gruppe 33, un collectif d’artistes suisses antifascistes. Elle est l’une des deux seules femmes du groupe. (L’autre étant naturellement Meret Oppenheim.) Elle participe aux expositions organisées par le Gruppe 33, dont la direction est confiée à des artistes.

C’est à cette époque qu’Irène Zurkinden a commencé à peindre des portraits commandés par les habitant∙e∙s les plus fortuné∙e∙s de Bâle. Ceux-ci sont souvent exécutés dans un style réaliste plus contrôlé, avec un mélange de couleurs vives et de teintes terreuses – sa palette caractéristique. Mais ses œuvres les plus fascinantes sont ses peintures et dessins de nus, mêlant puissance et sensualité. Même lorsqu’elle s’en trouve éloignée, l’influence de Paris sur Irène Zurkinden est évidente ; notamment dans l’aisance et la déstructuration qui caractérisent son œuvre.

Qu’il s’agisse de portraits ou de nus, l’identité des sujets n’est pas toujours claire. Irène Zurkinden a réalisé des autoportraits et des peintures de Meret Oppenheim, de Kurt Fenster, et de divers mécènes. Mais beaucoup restent mystérieux. Récemment, le Kunstmuseum a acquis un tableau intitulé Jazzmusiker in Paris, datant de 1935. Le sujet, un homme noir, a d’abord été considéré comme Kurt Fenster, « mais nous avons ensuite trouvé au dos ce qui semble être un prénom : "Jacky”, et il s’agit donc probablement de quelqu’un que nous ne pouvons pas encore identifier », explique Eva Reifert. Des recherches sont en cours.

Zurkinden a également créé des costumes et des décors pour le théâtre et a illustré des livres tout au long de sa vie. Elle a beaucoup voyagé, notamment en Espagne et au Maroc. Elle adorait le cirque, et certains de ses dessins sont empreints d’une fantaisie teintée de surréalisme qui donne l’impression d’être avec elle sous le chapiteau à rayures rouges. « Vous pouvez vraiment lire dans son cœur », dit Meredith Rosen à propos de ces merveilleuses œuvres sur papier.

Avec une histoire aussi intéressante et un corpus d’œuvres aussi fascinant, pourquoi n’en savons-nous pas plus sur Irène Zurkinden ? « Je pense que son histoire fait partie de celles éclipsées par la notoriété de son amie, Meret Oppenheim », déclare Eva Reifert. Nous avons si souvent entendu l’histoire d’une personne éclipsée par un homme, mais dans ce cas, c’est simplement que l’histoire de l’art locale a un héros qui a atteint une renommée internationale ». Il y a certainement aujourd’hui de la place pour d’autres Bâloises audacieuses.

« C’est merveilleux de voir qu’elle est enfin reconnue » se réjouit Eva Reifert.

Crédits et légendes

Meredith Rosen Gallery présentera des œuvres d'Irène Zurkinden dans le secteur Feature d'Art Basel à Bâle.

Art Basel à Bâle aura lieu du 13 au 16 juin 2024. Pour en savoir plus, cliquez ici.

Grace Edquist est écrivain d'art et directrice de la rédaction du magazine Vogue. Elle vit à New York.

Légende de l'image du haut : Irène Zurkinden, Lila Breton (détail), 1936. Avec l'aimable permission de la Meredith Rosen Gallery et de la succession d'Irène Zurkinden.