Oliver Beer fait – quasi littéralement – chanter les espaces. Musicien et compositeur de formation classique, l’artiste explore le phénomène peu connu mais omniprésent de la résonance acoustique, selon lequel tout espace ou forme vide peut produire une puissante note musicale lorsqu’il est stimulé à la bonne fréquence – comme par exemple quand on frotte les bords d’un verre à vin. Depuis plus de 10 ans, Oliver Beer exploite les fréquences résonantes d’endroits aussi variés que les égouts de Brighton ou les couloirs en verre du Centre Pompidou, cartographiant un terrain créatif au carrefour de l’architecture, de la forme et de l’harmonie.
Son dernier projet est peut-être le plus ambitieux à ce jour. Pour l’installation vidéo multi-écrans The Cave, qui sera présentée pour la première fois à la Biennale de Lyon cette semaine, l’artiste a fait appel à des musicien·nne·s de renom, dont Rufus Wainwright, Woodkid et Mélissa Laveaux. Il les a invité·e·s à chanter leur premier souvenir musical et à jouer avec la fréquence résonante de la grotte de Font-de-Gaume, un sanctuaire paléolithique situé en Dordogne, dans le Sud-Ouest de la France, célèbre pour ses peintures polychromes et ses gravures préhistoriques. Le résultat en est un opéra, une œuvre immersive – et une invitation à découvrir des sons qui ont peut-être été entendus pour la première fois par les artistes de la grotte, il y a 19 000 ans.
Pour le quatrième volet de notre série « Artist As », qui brosse le portrait d’artistes dont les pratiques dépassent les frontières traditionnelles des arts visuels, j’ai interrogé Oliver Beer sur le rôle qu’a joué la musique dans sa formation artistique, sur les liens qu’il établit entre le sonore et le visuel, et sur sa quête pour transcender le lourd héritage de la musique occidentale.
Vous étiez un musicien précoce, et la musique a été votre première passion, bien avant de vous intéresser aux arts visuels. Qu’est-ce qui l’a fait naître ?
Alors que j’avais environ 8 ans, ma sœur a ramené quelqu’un à la maison qui nous a demandé à cacher son Steinway dans la grange, par peur des huissiers. Mes parents ont accepté, mais elle a ensuite disparu pendant plusieurs années. J’ai appris tout seul à jouer sur ce bel instrument abandonné. Cette expérience m’a permis – des années plus tard – d’obtenir une bourse d’études musicales dans une école internationale et de créer un groupe, de sorte que ce premier contact avec la musique m’a vraiment extrait de mon éducation rurale et de m’ouvrir au monde. Cela a complètement changé le cours de ma vie.
Dès mon plus jeune âge, j’ai eu une relation profonde et viscérale avec le son. J’étais curieux de découvrir la musique d’autres cultures et je cherchais de nouveaux sons dans des magasins de musique improbables. Je me souviens aussi très bien que je percevais des mélodies dans des objets du quotidien, comme la résonance de récipients vides ou les harmoniques d’un moteur de tracteur qui passait. Très tôt, j’ai également appris à trouver la fréquence résonante d’une pièce et à chanter pour qu’elle me réponde.
Ce phénomène est devenu absolument central dans votre pratique et dans une série d’œuvres sur laquelle vous travaillez, « The Resonance Project » [2007-en cours]. Comment résumeriez-vous ce phénomène ?
Forme et harmonie sont intrinsèquement liées. Toute pièce vide chante comme un verre à vin, chacune ayant sa propre note de musique, déterminée par son agencement spatial. Si vous chantez la bonne note, vous créez des longueurs d’onde qui s’inscrivent parfaitement dans les dimensions de la pièce, ce qui produit une onde stationnaire correspondant à sa fréquence résonante. Soudain, la voix de la pièce devient exponentiellement plus forte que la vôtre. L’expérience est étonnante, presque chamanique, car le son semble émerger des murs.
À quel moment cette prise de conscience de la fréquence résonante s’est-elle transformée en projet artistique ?
La résonance s’est progressivement intégrée à ma pratique, d’abord pendant mes études de musique, puis pendant mes études d’art. J’ai commencé le « Resonance Project » en 2007, en expérimentant avec divers espaces architecturaux – des égouts de Brighton à une performance clandestine dans les tunnels en verre du Centre Pompidou quand j’étais étudiant.
Vous n’utilisez pas que votre propre voix pour expérimenter la résonance. Très vite, vous avez commencé à inviter d’autres musicien·ne·s et chanteur·euse·s. Pour le projet The Cave, vous avez réuni une équipe incroyable de musicien·ne·s, dont Rufus Wainwright, Woodkid et Mélissa Laveaux. Quel est le processus qui vous a poussé à continuer dans cette voie ?
Chaque espace architectural est un instrument unique avec ses propres harmonies, et les chanteur·euse·s apportent leurs propres influences musicales à chaque morceau, de sorte que ce n’est jamais deux fois la même chose.
Depuis une dizaine d’années, je rêvais de réaliser une œuvre dans les fameuses grottes paléolithiques de Dordogne, qui renferment certaines des premières œuvres d’art de l’humanité. J’étais convaincu que je trouverai une relation entre l’emplacement des peintures et les points de résonance de la grotte. J’ai obtenu l'autorisation d’y accéder en 2021 et, pendant trois ans, j’y ai tourné un opéra vidéo. J’ai découvert un lien entre les peintures rupestres et la résonance du lieu.
Vous pensiez que les hommes et les femmes préhistoriques peignaient sur les parois des grottes à des endroits spécifiques en raison de leurs propriétés acoustiques ?
Tout à fait. Je soupçonnais l’existence d’un lien, mais je n’avais pas réalisé à quel point il était lié à la résonance. Lors de ma première visite dans la grotte, j’ai chanté et tendu l’oreille pour trouver le point de résonance, en murmurant des notes jusqu’à ce qu’elles se transforment en une puissante onde stationnaire. L’archéologue qui m’accompagnait avait du mal à croire ce que nous entendions. Il est difficile de décrire la sensation que provoque ce son immense, qui semble issu des murs eux-mêmes. Ils se produisent à des endroits précis, qui rassemble aussi une formidable concentration de peintures rupestres.
J’ai minutieusement cartographié les différentes fréquences de la grotte, et j’ai découvert une corrélation entre les principales notes musicales résonnantes et la présence de nombreuses peintures. Cette découverte a amené les archéologues avec lesquel·le·s je travaille à se demander si des humains n’avaient pas chanté ces mêmes notes de musique il y a 19 000 ans, ce qui en ferait l’harmonie la plus ancienne que nous connaissions.
Comme il est impossible de faire entrer le public dans la grotte, j’ai créé une installation pour amener la grotte aux spectateur·rice·s. The Cave sera présentée pour la première fois à la Biennale de Lyon dans un vaste espace industriel, avec huit écrans de cinéma synchronisés et 16 haut-parleurs, recréant l’expérience comme si nous étions aux côtés des chanteur·euse·s à Font-de-Gaume.
Ce projet met en lumière l’un de vos talents, qui est celui de l’harmonisation : faire en sorte que les différentes voix fonctionnent ensemble. Comment cela s’applique-t-il au projet The Cave ?
J’ai amené chaque chanteur·euse seul·e dans la grotte, en les guidant pour qu’il·elle·s interprètent leurs premiers souvenirs musicaux aux endroits où l’acoustique est la plus performante. La grotte agit comme un diapason géologique, qui chante toujours la même note. Les chanteur·euse·s sont donc parfaitement en phase les un·e·s avec les autres, même s’il·elle·s n’ont jamais été dans cet espace ensemble. Leurs mélodies – du Japon, de Haïti, du Liban, d’Australie, de France, des États-Unis et du Danemark – se rassemblent en une polyphonie cohérente grâce à la résonance constante de la cavité.
J’ai composé les fragments de leurs mélodies en un contrepoint qui s’imbrique lorsqu’ils sont chantés ensemble. Le résultat en est une installation immersive qui permet aux spectateur·rice·s de découvrir l’environnement acoustique unique de la grotte – habité et influencé par ces mélodies –, mais aussi le voyage émotionnel à travers les souvenirs musicaux de l’enfance de chaque chanteur·euse. C’est une sorte de cadavre exquis de la musique, où les souvenirs musicaux des chanteur·euse·s se tissent les uns avec les autres, absorbés et transformés par la résonance de la grotte.
L’interaction des musicien·nes·s avec la grotte vous a-t-elle surpris ? J’imagine que le partage de cet instrument fait partie du plaisir ?
Oui ! La composition comprend des fragments de la première musique que chaque chanteur·euse se souvient avoir entendue – et cela a vraiment changé leur façon d’interagir avec l’espace. Je les ai interrogé·e·s sur leur choix et sur ce que cela signifiait de chanter dans ce lieu ancien. Rufus Wainwright a pris À la claire fontaine, une chanson que sa mère lui chantait et qu’il lui a chantée sur son lit de mort. Le choix de Mélissa Laveaux s’est porté sur les chansons vaudous de Haïti – révélant le concept d’appartenance à une chaîne non rompue d’héritage musical, en constante évolution, qui remonte aux toutes premières communautés humaines. C’est ainsi que la musique évolue.
Dans un tunnel souterrain situé sous l’espace d’exposition, vous présenterez une nouvelle série de vos « Resonance Paintings », réalisées à l’aide d’ondes sonores qui déplacent les pigments sur la toile sans jamais la toucher. Ces nouvelles peintures ont-elles un rapport esthétique avec les peintures paléolithiques ?
Oui, mes nouvelles « Resonance Paintings » explorent le son et l’espace, mais elles sont également liées à la figuration et à l’abstraction que l’on trouve sur les murs paléolithiques.
Je réalise ces peintures en plaçant un haut-parleur sous une toile positionnée horizontalement et en répandant du pigment finement pulvérisé sur la surface. En jouant des notes de musique spécifiques qui font vibrer la toile, le pigment se déplace, formant des motifs qui représentent visuellement les ondes sonores. J’ai appris à contrôler précisément ces ondes, utilisant le son comme un pinceau pour créer les formes que je recherche. Ensuite, je les fixe, capturant les formes invisibles du son – la manifestation physique des formes d’ondes.
Pour The Cave, j’ai réalisé une nouvelle série de « Résonance Paintings » en utilisant la voix de chaque chanteur·euse pour stimuler les vibrations. J’ai incorporé les mêmes pigments noirs et ocres que ceux trouvés dans les peintures rupestres. La série passe de tons de terre profonds à des teintes célestes, faisant écho au voyage musical vécu dans la grotte.
Vous venez d’une tradition musicale occidentale, elle-même totalement liée au projet des Lumières – et donc à l’histoire de l’hégémonie occidentale. J’ai l’impression que c’est quelque chose que vous essayez de défaire, ou du moins de confronter, conscient de la douleur et du traumatisme qui découlent de cet héritage.
Tout à fait. La tradition musicale occidentale est un phénomène impérial. Par exemple, la gamme de piano occidentale, conçue dans l'Allemagne du 18e siècle – et incarnée par le Clavier bien tempéré de Bach – n’est qu’une des milliers de gammes possibles. Pourtant, en raison de la domination de la musique occidentale, elle est devenue la gamme la plus répandue dans le monde. Il s’agit d’une sorte d’empire de l’harmonie. C’est pourquoi il est essentiel de reconnaître la spécificité de l’idéologie musicale avec laquelle nous avons été élevé·e·s et de travailler avec différentes traditions, en particulier en composition. Il est important de considérer la grotte comme un espace antérieur à toutes nos cultures et nations. Bien qu’elle soit située en France, c’est un espace partagé.
Cette idée d’espace partagé et d’humanité est une voie que vous avez exploitée à maintes reprises. Cela me semble évident dans votre désir de revenir à quelque chose d’aussi essentiel qu’une fréquence sonore, par exemple, qui n’est pas intrinsèquement spécifique à une culture.
Il y a une tension entre l’universalité de la musique et le fait que lorsque nous créons de la musique, nous exprimons les aspects les plus subjectifs et personnels de nous-mêmes et de nos cultures. Il m’apparaît de plus en plus clairement que bien que je travaille avec des éléments communs à toutes les cultures de l’histoire – comme la voix, l’harmonie ou la résonance –, au moment où ces éléments sont incarnés par un·e musicien·ne spécifique ou façonnés par un·e compositeur·trice, ils s’enracinent dans une époque, un lieu, une culture et une politique particuliers. C’est dans cette tension que réside leur force.