<p>Nina Childress rencontre Thomas Chatterton Williams pour évoquer la peinture, le punk et les enjeux politiques du mauvais goût</p>

Thomas Chatterton Williams

C’est quoi, de l’art mauvais ?

<p>Depuis plusieurs décennies, l’artiste franco-américaine Nina Childress a bâti sa carrière en questionnant inlassablement le « mauvais » art et la notion de goût. Forgée par l’esprit rebelle du punk rock, son approche a toujours été fluide et hétérodoxe. Depuis les années 1980, la peintre s’appuie sur un large éventail de stratégies esthétiques et de styles disparates, depuis ses compositions floutées évoquant les photo-peintures de&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8111/Gerhard-Richter">Gerhard Richter</a> jusqu’à ses huiles sur toile qui revisitent dans une palette tape-à-l’œil le cinéma nudiste des années soixante. Pourtant, en dépit de ses efforts, ses œuvres intriguent et restent agréables à l’œil, avec leur télescopage de représentations tranchées de ce qui serait noble ou pas, et leur façon de brouiller les conceptions trop simplistes du bon et du mauvais.</p><p>Dans la foulée de la double publication en septembre de son volumineux catalogue raisonné, <em>1081 Peintures</em>, et d’un mince livret autobiographique et espiègle, je retrouve Nina Childress dans son appartement bien ordonné du 10ème arrondissement. Il se trouve que nous sommes voisin∙e∙s. L’artiste enseigne la peinture aux Beaux-Arts de Paris, et a son atelier en banlieue. Elle est chaleureuse, avec une voix douce et une tenue très sobre. Si je la croisais dans la rue, je pourrais la prendre pour la principale d’un collège du quartier. 2023 s’annonce comme une année chargée pour Nina Childress : « Cils, poils, cheveux » est visible jusqu’au 23 avril au Musée des Beaux-Arts de la Chaux-de-Fonds, en Suisse, tandis que l’expo « UNISEXE »sera inaugurée mi-mai par la galerie parisienne&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1065/Art-Concept">Art : Concept</a>. Chez elle, nous sirotons un thé vert en profitant de sa collection de mugs ornés de portraits de la famille royale britannique, pendant que des ouvriers réparent bruyamment un pan de toit, devant sa porte d’entrée.&nbsp;</p>

<p><strong style="background-color: initial;">Thomas Chatterton Williams : Parlez-moi de vos deux magnifiques livres, le catalogue raisonné, <em>1081 Peintures</em>, et votre autobiographie, co-écrite avec Fabienne Radi.</strong></p><p><strong></strong></p><p>Nina Childress : C’est l’histoire de quelqu’un qui était jeune dans les années 1980, qui a commencé punk, et puis qui a eu envie de peindre. Même si peindre n’était pas du tout à la mode, dans les années 1990. </p><p><strong>La peinture figurative ? </strong></p><p>Tout devait toujours être conceptuel. Il a fallu que j’explique tout ça dans le livre de manière vivante, pour que les gens qui ne s’intéressent pas vraiment à l’art puissent comprendre. Et puis, presque par hasard, j’ai fini par évoquer aussi mes amours, mon mari, mes enfants. Quand l’éditrice a lu ça, elle m’a dit : « Ça pourrait se vendre séparément. Pas besoin d’avoir tous les tableaux, là ! » </p><p><strong> Vous êtes née à Pasadena en 1961.</strong></p><p><strong></strong></p><p>Mes parents m’ont eue très jeunes.</p>

<p><strong style="background-color: initial;">Ils sont américains ou français ?</strong></p><p><strong></strong></p><p>Mon père est originaire du Texas. Il a un doctorat en physique et il a fait ses études à&hellip; est-ce que c’était Princeton ? Je ne sais pas.</p><p><strong></strong></p><p><strong>Un homme intelligent.</strong></p><p><strong></strong></p><p>Intelligent, oui. Et il a rencontré ma mère qui était française et avait émigré aux États-Unis parce qu’elle avait des problèmes avec sa famille. Sa tante avait épousé un GI durant la guerre, alors elle avait un point de chute à Pasadena. Ma mère et mon père se sont rencontré∙e∙s et très vite marié∙e∙s. Iels ont eu deux enfants. J’étais l’aînée, mon frère est arrivé deux ans plus tard. Après ça mon père a trouvé un boulot à NYU et iels ont déménagé à New York quand j’avais trois ans. Et puis ma mère a vraiment eu le mal du pays, et elle nous a ramené∙e∙s en France.</p><p><strong>Sans lui ?</strong></p><p><strong></strong></p><p>Pendant un an ou deux, il a fait les allers-retours. Mais au bout du compte, il a rencontré une autre femme et il s’est remarié. Je l’ai découvert bien plus tard, parce que ma mère essayait de faire comme si la situation était normale, et je ne suis jamais retourné en Californie, pas avant mes 55 ans, quelque chose comme ça.</p><p><strong>Ah oui quand même&hellip; vraiment ? </strong></p><p><strong></strong></p><p>Je voulais y aller pour mon travail et pas pour des raisons personnelles. Et puis j’ai enfin obtenu une résidence, alors j’ai séjourné à L.A. pendant une semaine et rencontré ma cousine qui m’a emmenée à Pasadena. Elle m’a fait faire le tour et je reconnaissais tout. J’ai vraiment subi un traumatisme, enfant. J’ai connu l’exil, d’une certaine manière. Et il fallait que ces souvenirs des États-Unis restent gravés dans ma tête, parce que c’était la seule chose qui me restait de ce pays. C’est quand je suis retournée en Californie que j’ai compris tout ce que j’avais vécu. Dans mon travail, la Californie est très présente.</p>

<p><strong style="background-color: initial;">L’Amérique est une sorte de pays imaginaire, pour vous.</strong></p><p><strong></strong></p><p>Pas imaginaire puisqu’il est aussi très présent dans les médias, les films, la musique. Par exemple, j’ai mené un projet sur les Runaways, un groupe de L.A. Elles avaient à peine deux ans de plus que moi, donc on aurait pu se croiser. Je suis très sensible à ça aussi.</p><p>En 1990, j’ai eu un très grave accident. Mon œuvre commence véritablement après cet accident. J’allais avoir 30 ans.  </p><p><strong>De quel accident s’agissait-il ?</strong></p><p>Un accident de parapente. Pendant ma convalescence, j’ai fait ce tableau, qui représente une banane en gros plan. C’est aussi l’ombre d’une banane. Donc c’est très métaphysique. En fait, ce tableau a été perdu, il ne me reste plus qu’une photo. Mais c’est important, parce qu’après cette œuvre, j’ai assumé mon art. Avant, j’essayais de faire des œuvres conceptuelles, stupides. J’étais très pauvre à l’époque, je ne pouvais pas me payer des toiles. Je ramassais des matériaux dans la rue, et je me suis fait virer de ma galerie.</p><p><strong>Mais vous étiez extrêmement productive.</strong></p><p><strong></strong></p><p>J’étais obsédée par la peinture. J’avais si peu d’argent que je faisais des portraits d’enfants pour payer mes factures. Je les ai mis dans le livre parce que je voulais montrer que j’étais obligée de faire ce type de travail pour vivre. Ensuite j’ai pris une décision : et puis merde, je vais faire ce qui me plaît, point. Je vais faire des dessins, des petits tableaux d’opéra, je vais faire des mauvais tableaux, en quelque sorte. Ironiques. C’est au moment où j’ai cessé de chercher un style auquel me raccrocher, un truc qui définisse mon œuvre, que les choses ont commencé pour moi. J’avais 43 ans, donc ça a pris du temps. J’essaie d’apprendre à mes étudiant∙e∙s à y arriver plus tôt que moi.</p><p><strong>Vous avez évoqué – et le livre en parle – votre irréductible passion pour la culture et la musique punk. Comment qualifieriez-vous le fil rouge qui relie vos œuvres, tout au long de votre carrière ? </strong></p><p>La contradiction.</p>

<p><strong style="background-color: initial;">La contradiction, c’est ça qui vous attire ?</strong></p><p>La provocation et la contradiction&hellip; et un truc que j’ai appris du punk, un mélange d’attirance et de frisson. </p><p><strong>Et de répulsion ?</strong></p><p>Pas de répulsion à proprement parler, mais quand on [elle fait le geste de piquer du doigt] juste un peu. </p><p><strong>C’est l’idée de piquer ?</strong></p><p><strong></strong></p><p>Oui oui, l’idée de piquer. De venir titiller, comme ça. Parce que c’est ma personnalité. Mais ça [geste de piquer du doigt], je sais après plus de 4o ans de peinture que c’est ce qui rend la chose vraiment intéressante.</p><p><strong>De façon plus concrète, qu’est-ce que la sensibilité punk signifie ou implique, d’un point de vue esthétique ? </strong></p><p>Être punk, c’était une façon d’être anticonformiste. Donc ça veut dire : « Allez vous faire foutre ». D’un point de vue esthétique, ça signifie : « Sentez-vous libre de faire ce que vous voulez. » </p><p><strong>Vous vous sentez libre de faire ce que vous voulez, mais vous produisez quand même des représentations visuelles qui sont belles. </strong></p><p>Vous les trouvez si belles que ça ?</p><p><strong>En fait oui. Dans beaucoup de vos œuvres, la technique de peinture est très aboutie.</strong></p><p>Eh bien c’est peut-être ça, mon problème. Je ne suis pas assez dure avec le côté trash. [Elle montre un portrait récent de Prince.] Tout le monde m’a dit : « Oh, il est merveilleux ton Prince. J’adore. »&nbsp;</p>

<p><strong>Oh, il brille quand on éteint la lumière ?</strong></p><p><strong></strong></p><p>L’effet est très sympa, mais pour moi, il est un peu trop bien peint. C’est ennuyeux. Ce qui ajoute peut-être un peu de fun, c’est qu’il a des boutons. Voilà un truc que je n’ai pas poussé assez loin. J’aurais peut-être dû lui faire une afro&hellip; </p><p><strong>Plus hirsute ?</strong></p><p><strong></strong></p><p>Ouais. Plus volumineuse. Un truc pas possible.</p><p><strong>Et cette série de portraits, <em>Soixante-neuf amants</em>, c’est pour de vrai ?</strong></p><p>Des fois je ne me souviens pas des noms. [Nous contemplons ces 69 croquis d’autant de visages masculins dessinés format vignette, avec divers degrés de précision, et qui représentent la totalité de ses aventures amoureuses].</p><p><strong>Mais vous vous souvenez de leurs visages ?</strong></p><p>Quand je n’avais pas de photos, je les ai dessinés d’après mes souvenirs. Pour ces deux-là, j’avais une photo. Pour ces quatre-là, non. Mais lui par exemple [elle pointe une image très détaillée], on a été en couple très longtemps.</p>

<p><strong>Quand avez-vous fait ces dessins ?</strong></p><p><strong></strong></p><p>Quand j’étais enceinte de mon premier enfant. Je me suis dit : « C’est terminé maintenant. » Mais j’en ai quand même eu quelques autres après mon mari. J’avais lu le livre de Catherine Millet sur sa vie sexuelle, et je m’étais dit, « Oh, c’est cool. J’ai envie de faire quelque chose sur ce sujet parce que j’ai beaucoup donné et que je mérite un peu de reconnaissance pour ça. » [rires]. Et donc j’ai fait l’inventaire, et j’ai dû réfléchir et les remettre dans le bon ordre. Et puis j’ai écrit sur ces expériences – de façon purement factuelle, je veux dire. Ça n’a jamais été publié, mais j’ai un fichier quelque part.</p><p><strong>Il y a quelque chose de fascinant dans la répétition, et toutes ces variations subtiles. Ces dessins, juxtaposés ainsi, ressemblent presque à des portraits robots. Et comme par hasard, le décompte final est parfait. </strong></p><p>J’ai un truc avec les nombres, et j’étais vraiment contente quand j’ai rencontré [mon compagnon qui est dans la pièce voisine]. Je lui ai dit : « Tu es le numéro 69, je vais m’arrêter là ! » </p><p>Nina Childress est représentée par&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1065/Art-Concept" target="_blank">Art : Concept</a> (Paris) et Nathalie Karg (New York). Elle présente en ce moment « Cils, poils, cheveux » jusqu’au 23 avril 2023 au Musée des Beaux-Arts de la Chaux-de-Fonds en Suisse, et ses œuvres sont exposées à la Galerie, Centre d’Art Contemporain de Noisy-le-Sec dans l’exposition collective « Hedy Lamarr – The Strange Woman », dont elle est également la co-commissaire.</p><p>Thomas Chatterton Williams est auteur et vit à Paris.&nbsp;</p><p>Traduction française : Marguerite Capelle.</p><p>Photographie&nbsp;: Marion Berrin pour Art Basel.<br />Maquillage : Kathy Le Sant.</p><p>Légendes des images en pleine page&nbsp;: 1. Le studio de&nbsp;Nina Childress aux Lilas, 2022. 2. Nina Childress dans son studio aux&nbsp;Lilas, 2022. 3. Détail d'une&nbsp;œuvre de&nbsp;Nina Childress. Avec l’aimable autorisation de&nbsp;l'artiste, de Art : Concept, et Nathalie Karg.</p>

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Nina Childress sits down with Thomas Chatterton Williams to discuss painting, punk, and the politics of bad taste

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