« J’aime dire qu’ici, le régional est international. C’est peut-être une formule, mais elle est très vraie. » Sandrine Wymann en sait quelque chose : cela fait 15 ans qu’elle dirige La Kunsthalle Mulhouse, qui jouxte les frontières suisse et allemande. De par son passé, l’ancienne ville industrielle est parfois appelée la « Manchester française ». À l’arrivée de sa directrice, en 2009, l’art contemporain cherchait encore ses marques : comment s’accorder au mieux à cette terre de flux, façonnée par une jeunesse estudiantine, les migrations et les mobilités pendulaires ?
Aujourd’hui, La Kunsthalle est un centre d’art qui a su tirer avantage de ses particularités. À commencer par son emplacement au sein de la Fonderie, le bâtiment qui l’accueille, dont les hautes voûtes de béton hébergent également l’université de Haute-Alsace (UHA). « Bien sûr, les artistes viennent du monde entier, mais je tiens à ce que leurs projets mulhousiens trouvent un ancrage sur le territoire », insiste la directrice. Récemment, les 700 m2 de La Kunsthalle ont accueilli l’exposition collective remarquée « Power Up, imaginaires techniques et utopies sociales ». Sous le commissariat de Géraldine Gourbe, Fanny Lopez et Sandrine Wymann, elle posait un regard féministe sur les utopies techniques à travers des artistes comme Carla Adra, Claude Parent, Liv Schulman ou Suzanne Treister. Début juin, place sera faite à Younes Rahmoun, l’un∙e des artistes nord-africain∙e∙s les plus en vue de sa génération. Son exposition « Darra-Zahra-Jabal », dont le titre signifie en arabe « atome-fleur-montagne », est une invitation au voyage. Par ses installations spirituelles, le Marocain invoque les imaginaires de la graine, celle qui prend racine loin de son terreau d’origine.
À La Kunsthalle, la mobilité est une thématique tout autant qu’un mode de fonctionnement. « Je suis attentive à travailler en coopération, et les lieux du Grand Est, qu’ils soient d’exposition ou de spectacle vivant, sont évidemment partenaires », souligne Sandrine Wymann. « Nous préparons pour 2025 un projet avec le CRAC [Centre rhénan d’art contemporain] Alsace à Altkirch et le CEAAC [Centre européen d’actions artistiques contemporaines] à Strasbourg. Notre sujet est la rivière, l’Ill, qui traverse les trois villes. » La Kunsthalle participe à un riche écosystème artistique régional. Ainsi, le CRAC Alsace, situé à une trentaine de minutes, explore les enjeux de la colonialité dans la région, en particulier selon l’axe lusophone. En juin, le centre d’art accueille une proposition de la sculptrice madrilène Julia Spínola, dont le vernissage et la « garden party » durant Art Basel en juin 2024, sera relié à la foire par une navette. À une heure et demie d’Altkirch se trouve la capitale du Grand Est, Strasbourg. La ville accueille le Parlement européen, mais aussi le cœur patrimonial de l’Alsace, dont la cathédrale faisait s’extasier Victor Hugo devant ce « prodige du gigantesque et du délicat ». La nef vitrée du Musée d’Art moderne et contemporain (MAMC) de Strasbourg, inaugurée en 2008, ouvre sur la vieille ville et conserve notamment la toile monumentale Le Christ quittant le prétoire (1867-1872) d’un enfant du pays, l’illustrateur Gustave Doré. La place des arts graphiques dans la région est demeurée une caractéristique, comme en témoigne le musée Tomi Ungerer - Centre international de l’illustration, ainsi qu’une spécialité illustration réputée à la Haute École des arts du Rhin (HEAR).
En mettant le cap au nord-est, Metz offre l’exemple d’un autre pôle créatif stimulé par les dynamiques transfrontalières. « En arrivant, je connaissais la richesse de ces échanges et la beauté des paysages des Vosges. Je pense aussi à l’histoire du Festival mondial du théâtre de Nancy, où Bob Wilson a créé Le Regard du sourd en 1971, et qui a été fondatrice pour concevoir les lieux d’art comme des laboratoires d’expérimentation », raconte Chiara Parisi. La directrice du Centre Pompidou-Metz dit suivre avec intérêt l’actualité culturelle de la région, en particulier celle de l’association dédiée à la photographie amateur La Conserverie, un lieu d’archives, ou encore du centre d’art contemporain - la synagogue de Delme. Depuis son inauguration, en 2010, le Centre Pompidou-Metz, premier musée national décentralisé, s’est imposé comme un emblème architectural : les visiteur·rice·s sont accueilli·e·s par sa toiture ondoyante signée des architectes Shigeru Ban et Jean de Gastines. Le centre, dont la surface équivaut à celle de Beaubourg à Paris, accueille chaque année entre cinq et sept expositions d’art moderne et contemporain. Alors que l’année débutait sous le signe du psychanalyste Jacques Lacan avec une exploration inédite du dialogue entre art et psychanalyse, le Centre Pompidou-Metz passera l’été en compagnie d’André Masson, l’auto-proclamé « rebelle » du surréalisme, et de l’allemande Katharina Grosse, dont les peintures immersives réalisées au vaporisateur emplissent la grande nef et le parvis de couleurs chatoyantes.
En traversant la vieille ville, une vingtaine de minutes à pied suffisent pour se rendre à l’ancien couvent arboré du 49 Nord 6 Est FRAC (Fonds régional d’art contemporain) Lorraine, qui célèbre actuellement ses 20 ans avec l’exposition anniversaire « Presque partout ». Les œuvres de la collection, caractérisée par son orientation féministe et queer, prennent place au sein d’un labyrinthe imaginé par l’artiste Soshiro Matsubara, réputé pour sa théâtralité camp.
« Au Luxembourg, un territoire unique par les nombreuses nationalités qui y vivent, chacun·e fait l’expérience de l’Europe et de la globalisation au sein d’un espace minuscule », déclare Bettina Steinbrügge. L’Allemande est arrivée à la tête du Mudam, le musée d’art contemporain du Luxembourg, en 2022, après avoir dirigé la Kunstverein de Hambourg pendant huit ans. « L’histoire du pays est en train de devenir un récit universel. Cela fournit un terrain d’expérimentation que je conçois comme une grande opportunité », explique-t-elle. Depuis février, l’ambitieux cycle d’expositions « A Model » en témoigne. La proposition en trois chapitres inaugure en effet la nouvelle direction par une réflexion sur le rôle du musée au 21e siècle. Ainsi, une trentaine d’artistes dialoguent avec la collection, l’institution et la société, d’Anna Boghiguian à Nora Turato, en passant par Jason Dodge, General Idea, Superflex ou Rayyane Tabet. « La localisation du Mudam ne change pas seulement la manière dont nous percevons l’art, elle exerce aussi un impact sur la façon dont les artistes travaillent », spécifie encore la directrice, tout en rappelant une autre particularité du lieu : la contemporanéité de sa collection, débutée dans les années 1980. « En tant que commissaires d’exposition, nous avons appris à redéfinir nos objectifs au-delà du simple blockbuster, de l’attraction touristique ou de la jet set planétaire. Notre mission devient également de plus en plus locale », estime Bettina Steinbrügge à propos de l’engagement qu’elle a pris à bras le corps, par lequel le musée deviendrait aussi « un forum pour une discussion pédagogique intergénérationnelle » offrant à la population des « lieux de rencontre réinventés ».
Mi-juin, Bettina Steinbrügge mettra le cap sur Bâle accompagnée de son équipe. Pour elle, Art Basel est un « hub culturel » où « des dialogues sont créés, de nouveaux talents découverts et les connexions entre les acteur·rice·s du monde de l’art renforcées ». Quant à Sandrine Wymann, elle se réjouit de l’« aubaine » que représente la manifestation pour les « espaces d’exposition périphériques à la foire ». Elle conclut : « À nous de montrer que les programmes des lieux excentrés sont de qualité et qu’il n’est pas compliqué de s’y rendre ! »
Ingrid Luquet-Gad est critique d’art et doctorante basée à Paris. Elle enseigne la philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Légende de l’image d’en-tête : Centre Pompidou-Metz, 2010. © Shigeru Ban Architects Europe et Jean de Gastines Architectes, avec Philip Gumuchdjian pour la conception du projet lauréat du concours / Metz Métropole / Centre Pompidou-Metz. Photographie de Philippe Gisselbrecht.
Publié le 5 juin 2024.