En collaboration avec Numéro Art
À la fin du printemps 2018, Martine Syms était venue passer un mois à Paris. L’artiste américaine en avait profité pour présenter au public sa vidéo Laughing Gas (2016), qui fait partie de la série « SHE MAD » (2015-2021). Dans ce projet composé de brefs épisodes au format clip, le·la spectateur·rice voit évoluer l’alter ego de l’artiste, qui navigue parmi les mille écueils de la vie quotidienne contemporaine. Or, ces petits riens, aussi peu épiques qu’immensément comiques, apparaissent rapidement comme déjà scriptés par l’industrie du divertissement. On y retrouve une impression de déjà-vu, qu’il s’agisse de la situation ou de sa narration. Voilà précisément la matière et le vocabulaire de Martine Syms : créer à partir de cette texture médiatique dont personne ne peut s’extraire, qui constitue l’inconscient collectif de l’humanité connectée.
Des films muets à TikTok, en passant par Hollywood, tout est déjà plein d’images, d’occasions de gags et de périls tragicomiques. Puis, à mieux y regarder, on perçoit aussi le reste : comment une jeune femme noire existe dans le milieu des industries créatives et les grands centres urbains. Comment le personnage de Laughing Gas, Martine Syms, qui a grandi à deux pas de Hollywood durant l’ère des premiers blogs, a hérité de ces codes et s’approprie ces narrations de l’intérieur. Alors, au début de l’été 2018, lorsqu’elle présente cette vidéo en VF sous le titre Gaz hilarant, elle se demande quelle perception le public français pourrait bien en avoir. Ce public a beau être biberonné à une culture pop américaine globale, il possède ses modes de réception spécifiques, qui sont alimentés par d’autres dynamiques de genre, de race et de classe.
« Je m’intéresse à la distribution des cultures, et en particulier celle de la culture afro-américaine », déclare la Californienne. Six années ont passé et la voici de retour à Paris. « J’ai l’impression qu’ici, les choses changent très rapidement, ce qui est très excitant. Je suis toujours curieuse de montrer mon travail dans plusieurs contextes, car cela ajoute une couche de sens. » Nous sommes au début de l’été 2024, et Martine Syms est en pleine préparation de « Total », sa première exposition institutionnelle française à Lafayette Anticipations. Alors forcément, elle repense à Laughing Gas : « Lorsque j’ai montré le film ici, les gens sont restés perplexes. » La vidéo découle d’une mésaventure ordinaire qui lui est survenue. Un jour, elle se rend chez le dentiste pour se faire enlever ses dents de sagesse. Tout se déroule comme prévu et l’anesthésie commence déjà à faire son effet – jusqu’au moment où la mécanique bien huilée se grippe et où le personnel médical stoppe tout : l’assurance de l’artiste n’est pas en règle. On lui soumet l’alternative suivante : payer de sa poche ou repartir. Dans la vidéo, son alter ego finit par quitter le cabinet, avec toutes ses dents et totalement hilare. Ultime démonstration : face à cette œuvre, à nouveau présentée à Lafayette Anticipations, les ressorts du cinéma opèrent et le rire universel se déclenche.
Martine Syms naît en 1988 à Los Angeles et fait ses études à la School of the Art Institute of Chicago, puis au Bard College, dans l’État de New York. Très tôt, l’image reproductible a ses faveurs : son père pratique la photographie en amateur et, ado, elle s’essaye au Lomo. L’époque est aussi celle des premiers blogs et des débuts de la télé-réalité, dont l’émission The Real World sur MTV, qui inspirera à l’artiste l’une de ses toutes premières vidéos, My Only Idol is Reality (2007), la plus ancienne dans le parcours de Lafayette Anticipations. « Deux personnages se disputent en parlant de politique. La discussion tourne autour de deux candidats à l’élection présidentielle. Il y a une femme blanche et un homme noir, et chacun·e représente une position identitaire bien définie », explique Martine Syms, qui était fascinée par le programme lorsqu’elle était enfant. « J’ai passé deux cassettes VHS du même extrait bout à bout jusqu’à ce que l’image se dégrade, comme leur discours qui tourne en rond. » Les principaux éléments de son travail sont déjà là, en germe : « Les archétypes, les médias et la répétition. »
Les principes de répétition, de reprise et de réélaboration constituent également un mode de lecture pour la scénographie de l’exposition « Total », où les six vidéos présentées fonctionnent par diptyques. My Only Idol is Reality va de pair avec A Pilot for a Show About Nowhere (2015), qui initie la série « SHE MAD » et marque la transformation de l’artiste en personnage archétypal. Il y a ensuite Lessons I-CLXXX (2014-2018), autre projet phare composé de 180 pastilles vidéo de 30 secondes chacune, assorties d’un texte, « un peu comme une antipub », selon les mots de l’artiste – et pour les enseignant·e·s en films d’art de l’époque, « inclassable », c’est-à-dire absolument « immontrable » dans les festivals. Peu importe : c’est le moment où Martine Syms entre en trombe sur la scène de l’art contemporain, qui lui ouvre les bras. Elle expose à la Triennale du New Museum of Contemporary Art à New York (2015), à l’Institute of Contemporary Arts (ICA) à Londres (2016) et au Museum of Modern Art (MoMA) à New York (2017).
Pourtant, elle se sent à l’étroit sur les scènes qui la plébiscitent, le post-internet et l’afrofuturisme. Alors elle continue de développer sa propre voix, pleine d’ironie mordante. Les tribulations du quotidien sont racontées en POV [Point of View], en accéléré et au ras du sol : c’est là qu’il est possible d’observer combien les représentations médiatiques sont retorses autant que jouissives. Comme le reflet en miroir de Lessons, The Non-Hero (2021) se base sur un script cette fois issu de TikTok. Martine Syms, qui semble avoir anticipé ce format ultracourt, prend pour trame le compte du rappeur Lil Nas X, où il publie ses « histoires de vie ». « J’ai à peine changé ses récits pour qu’ils parlent du monde de l’art, mais ce format est si reconnaissable que certain·e·s de mes ami·e·s ont cru que je parlais de moi. L’idée principale reste toujours la même : comment une expérience est narrée et essentialisée. »
Désormais, le personnage Martine Syms évolue dans la réalité virtuelle. En 2018, l’artiste réalise une copie d’elle-même dans un moteur graphique pour l'opéra déjanté DED (2021). Avec Meditation (2021), le·la spectateur·rice pénètre dans ses pensées guidées par un avatar, mélange de l’artiste-personnage et d’un DJ de dessin animé populaire dans son enfance.
À Lafayette Anticipations, toutes ces vidéos prennent place dans un espace métamorphosé, reflétant la manière qu’a Martine Syms de transformer les lieux d’exposition en collage multimédia géant. Du sol au plafond, rien n’est laissé vierge : dessins, collages, meubles customisés… C’est un environnement esthétique, mais c’est aussi un mode de fonctionnement spécifique : un concept store fonctionnel. Or, la typologie du magasin, on le sait peu, accompagne l’artiste depuis ses débuts : « Lorsque je suis sortie de l’école, j’ai monté un espace autogéré à Chicago [de 2007 à 2012]. Il s’appelait Golden Age. » Au sein de « Total », il sera possible d’acheter des tee-shirts, des casquettes, des gourdes Nalgene ou des planches de stickers.
Grâce à la facétie caractéristique de Martine Syms, Lafayette Anticipations apparaît reflété dans son propre alter ego, un personnage nommé Galeries Lafayette. L’artiste boucle la boucle, lucide face aux mécanismes de cooptation qui sont le lot de toute tentative d’autodéfinition et de n’importe quelle pratique artistique, jamais totalement hors-sol : « À l’époque de Golden Age, on me demandait sans cesse si le concept store était un projet artistique. J’ai commencé par dire non. Et puis, peu à peu, j’ai compris que oui, bien sûr, c’est de l’art. »