« Pour me trouver, c’est facile : s’il y a un vernissage dans l’un de mes espaces, je suis là ! », s’amuse Mariane Ibrahim. La galerie qui porte son nom opère sur trois continents et représente une vingtaine d’artistes, dont Raphaël Barontini, Amoako Boafo, Patrick Eugène, Clotilde Jimenez, Zohra Opoku ou encore Peter Uka. De Chicago à Paris en passant par Mexico, on y célèbre les multiples déclinaisons d’une figuration afro-descendante onirique, spirituelle et mutante. C’est avenue Matignon que nous la rencontrons, dans sa galerie parisienne qui investissait, en septembre 2021, les deux étages d’un immeuble haussmannien au charme épuré. « J’avais envie de mettre à l’honneur ces jeunes artistes dans un quartier auquel on ne s’attendait pas », raconte-t-elle. Lors de l’inauguration, beaucoup la percevaient encore comme la « Française de Chicago ». « Une amie m’avait dit que pour être reconnu∙e en France, il faut souvent partir pour mieux revenir », se souvient-elle. Alors, c’est ce qu’elle a fait.
Profitant des espoirs de changement des années Obama, Mariane Ibrahim met le cap sur les États-Unis. Elle atterrit d’abord à Seattle, où elle ouvre, en 2012, son premier espace, la M.I.A. Gallery – acronyme de Mariane Ibrahim Abdi, son nom de jeune fille, mais aussi de « Missing in Art », « ceux∙celles qui manquent à l’art ». « Commencer une programmation sur l’afrocentricité à Seattle, c’est compliqué, car il n’y a pas vraiment de lien. » Pourtant, elle fonce : « Il fallait quand même que je réalise ce projet, car tôt ou tard, les artistes afro-descendant∙e∙s allaient émerger et occuper la scène artistique. Ça, je l’ai toujours su. » Douze années plus tard, elle s’étonne presque d’avoir réussi son pari : « C’était intense. Je n’avais aucun soutien local, rien. Je n’avais jamais travaillé en galerie d’art ; personne ne m’avait appris à mettre un tableau au mur. »
Mariane Ibrahim naît à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, de parents somaliens. Ses premières émotions esthétiques, elle les doit à l’art égyptien : « Ma famille vient d’une région liée à l’histoire égyptienne antique, et mon enfance a été bercée par les récits de Hatchepsout et des reines guerrières. » Elle grandit entre la France et la Somalie, dans un environnement familial composé d’orateur∙rice∙s et de poètes. Puis, à l’adolescence, elle s’initie à la photographie et au portrait, une pratique qui lui permet de se réconcilier avec son identité plurielle : « On se sent très vite caméléon, et j’ai mis un peu de temps à comprendre qu’il ne fallait pas choisir une identité, mais les accepter toutes. C’est un concept que j’ai retrouvé chez Lorraine O’Grady, qui parle de “both/and” [“à la fois/et”], une immense artiste avec qui nous venons de commencer à travailler ». Jusque-là, rien ne destine vraiment la jeune femme à devenir galeriste.
Son parcours la mène à Londres pour étudier la communication et les médias, avec l’envie de travailler pour une chaîne de télévision. « Ce qui m’intéressait surtout, c’était la programmation culturelle et l’idée d’ouvrir une fenêtre sur le monde », perçoit-elle. « Finalement, je ne me suis pas trop écartée de ce désir. Au travers de la galerie, je vois et j’invite à découvrir le monde autrement. »
En 2019, elle quitte Seattle pour Chicago, une ville où elle se sent tout de suite chez elle. La galerie Mariane Ibrahim ouvre dans un ancien entrepôt en brique avec un solo show de la photographe Ayana V. Jackson. « Je regarde toujours quel est le concept qui va me permettre d’ouvrir un espace, car cela indique le ton que l’on va donner », explique-t-elle. « Je ne pouvais pas aller à Chicago sans une femme afro-américaine, car j’estime que toute la société capitaliste américaine s’est construite sur le dos de la femme noire. » À Paris, Mariane Ibrahim souhaitait aussi revenir avec une figure afro-américaine, un « esprit fantomatique » qui lui permettrait de jeter des ponts : « Cette présence tutélaire, ça a été Joséphine Baker. J’ai construit autour d’elle une exposition avec tou·te·s les artistes de la galerie intitulée “J’ai deux amours”. »
Quelques mois plus tard, Joséphine Baker entrait au Panthéon. « Il faut croire que nous nous sommes portées chance ! », s’amuse Mariane Ibrahim. Au début des années 2020, la galerie devient incontournable : « L’ascension a été assez rapide parce que le monde lui-même va beaucoup plus vite. À l’époque, on s’envoyait des fax ! » Cette frénésie a poussé Mariane Ibrahim à mettre, l’an passé, les foires en pause. Cette année jachère, elle en a profité pour préparer l’ouverture d’une troisième galerie, à Mexico. Elle a également observé, échangé et planté les graines de projets à venir. Surtout, elle a passé le plus de temps possible sur place : « Un·e collectionneur·euse est heureux·se de voir un·e galeriste dans son espace. Je pense que c’est la tendance, qu’il faut revenir à quelque chose de plus humain. »
En février 2023, la galerie prend ses quartiers dans cette ville à la fois antique et contemporaine, dont l’histoire afro-mexicaine reste encore peu connue. L’espace aérien, dont les quelques 1 000 m2 dessinent sept salles d’exposition, est inauguré par Clotilde Jiménez, lui-même américain d’origine portoricaine et afro-américaine, aujourd’hui installé à Mexico. « La ligne est à la fois éducationnelle et plus libre artistiquement », explique Mariane Ibrahim à propos de ce nouveau chapitre, qui met notamment l’accent sur des expositions thématiques ou des interventions monumentales. Le mois dernier, la galerie a inauguré une proposition confiée à la curatrice Marisol Rodríguez, nouvellement nommée directrice curatoriale des trois plateformes. Celle-ci a invité six jeunes peintres de la scène parisienne : Djabril Boukhenaïssi, Marcella Barceló, Camille Fischer, Alexandre Lenoir, Johanna Mirabel et Marie de Villepin. « Le but est vraiment de créer des conversations, de générer des croisements », s’enthousiasme Mariane Ibrahim. « Je resterai toujours dédiée à l’afro-descendance, mais celle-ci est aussi internationale. J’en ai retiré la force et la flexibilité de travailler avec des artistes du monde entier. Or, plus que jamais, je suis convaincue que le monde devient chaque jour un peu plus global. »