Peint d’une touche frémissante, avec une palette décolorée et fugace, un tableau de Luc Tuymans semble ne pas savoir s’il mérite d’exister. Invité à intervenir directement sur les murs du musée le plus visité au monde par Donatien Grau, conseiller de la Présidence du Louvre pour les programmes contemporains, Luc Tuymans a choisi la rotonde Valentin de Boulogne, un espace octogonal vide de tableaux situé au niveau 2, qui n’est généralement qu’une transition entre l’aile Sully et l’aile Richelieu. « J’ai parcouru l’ensemble du Louvre », explique-t-il, « et j’ai choisi cet endroit-là parce qu’il se trouve au carrefour des peintures française et flamande. » Intitulée L’Orphelin, l’installation à plusieurs panneaux sera effacée au bout d’un an, et les murs redeviendront nus. Peu après l’inauguration officielle, j’ai interrogé l’artiste anversois sur les origines du projet et ce dont il en attend.
L’Orphelin, peint directement sur les murs à l’aide d’un projecteur et d’une peinture de décor de théâtre non toxique à séchage rapide, se déploie sur quatre tableaux et aborde deux sujets. Pour trois des quatre pans, Luc Tuymans s’est inspiré d’une vidéo YouTube montrant un artiste néo-zélandais en train de nettoyer ses pinceaux. Le sujet semble banal – ce qui n’est pas inhabituel chez l’artiste –, mais la forme est ambiguë et obsédante. Dans l’un des tableaux, une main gantée est suspendue comme celle d’un chirurgien, peut-être au repos après avoir ouvert un corps, tandis que des taches de pigment rouge sur un tablier ajoutent au potentiel macabre de l’image. Les deux autres sont fragmentés, semblables à des cartes géographiques, à peine lisibles, et pourraient être considérées comme des peintures du milieu du siècle réalisées par un imitateur de Robert Motherwell. Le grand format des œuvres désoriente. Lorsque les visiteur∙euse∙s passent d’une aile à l’autre, les marques sur les murs peuvent ne pas être immédiatement perçues comme des images : la palette pâle, presque monochrome, contribue à l’atmosphère abstraite – voire confuse – qui règne dans la pièce. « Ce sont des détails énormes, ou des agrandissements de détails », explique Tuymans. « Et c’est intéressant, parce que la peinture restaurée de Van Eyck, qui est très exigeant sur ce point, est juste là, à l’étage – donc dans ce sens, les peintures font référence à mes origines. »
Luc Tuymans pense au Chancelier Rolin en prière devant la Vierge et l’Enfant (vers 1430) de Jan van Eyck, récemment restauré, le seul tableau du maître flamand dans la collection du Louvre. Parmi les innombrables détails du tableau, il y a les mains du chancelier levées en prière et celles de l’enfant Jésus en bénédiction – un contrepoint ironique au gant qui pend dans le tableau de Tuymans à l’étage du dessous. L’artiste fait le lien avec son auguste prédécesseur avec un mélange de fierté et d’amusement. « Tout le monde va voir La Joconde. Les frères Van Eyck n’ont peut-être pas inventé la peinture à l’huile, mais ils l’ont perfectionnée, et la méthode a été volée par Pisanello, ce qui a permis à Léonard de réaliser son premier chef-d’œuvre. »
Le quatrième mur de la rotonde présente une tête sans corps, vue de dos. L’image est basée sur une peinture égarée de Luc Tuymans représentant l’arrière d’une tête de poupée, intitulée L’Orphelin (1990). Il a travaillé à partir d’une vieille diapositive, ressuscitant le tableau notamment par référence à un épisode particulier de l’histoire de Paris – et du Louvre en particulier. « Le tableau évoque une tête décapitée. Or, le moment où l’usage de la guillotine s’est généralisé coïncide avec celui où, justement, cet espace est devenu un lieu public », précise-t-il. En 1793, alors que règne la Terreur, le Louvre passe du statut de palais royal à celui d’institution publique, devenant un décor palatial pour les chefs-d’œuvre de la nation. Jean-Honoré Fragonard en sera l’un des premiers conservateurs, nommé sur la recommandation de Jacques-Louis David.
Je fais remarquer à Luc Tuymans que le musée abrite également un fantastique tableau d’Henri Bellechose représentant saint Denis – auquel est consacrée la puissante cathédrale située au-delà de Montmartre – en train de se faire couper la tête. Mais lorsque j’insiste sur le thème de la décapitation, il dédramatise : « C’est en arrière-plan, un produit secondaire », dit-il, élargissant la conversation à l’ensemble de l’installation. « C’est l’idée d’avoir une situation anonyme et, d’un autre côté, d’être en présence d’une figure – dissimulée, en un sens, parce qu’elle vous tourne le dos –, mais néanmoins imposante parce qu’elle interrompt les autres tableaux. » Luc Tuymans parle de la déconstruction des images des vidéos YouTube et de leur reconstitution sous forme de détails agrandis qui occupent tout le mur, de la manière dont la reconstitution de sa propre peinture acquiert une sorte de pouvoir d’observation ou de mise en abyme de l’ensemble du projet. L’Orphelin de l’artiste, disparue depuis plus de 30 ans, ressuscite en tant que peinture murale éphémère – perdue, reconstituée et emportée à jamais.
D’innombrables visiteur∙euse∙s traversent la rotonde, téléphone en main, en quête d’un nouveau chef-d’œuvre, prenant à peine le temps de respirer. Le problème n’est pas nouveau. En effet, il y a quelques années, les conservateur∙rice∙s du Louvre ont décidé de retirer les œuvres de Nicolas Poussin des galeries parce que le grand maître de l’immobilité lui-même ne parvenait pas à ralentir le public dans ce lieu. Luc Tuymans se délecte de ce scénario presque comique et paradoxal : « Nous sommes ici dans un espace de passage, où l’on voit un peintre nettoyer ses pinceaux et l’arrière d’une énorme tête décapitée », commente-t-il. « Il n’empêche : on a en permanence conscience que cette institution où l’on se trouve est le plus grand musée du monde, avec la plus grande collection du monde, mais qu’elle est aussi mégalomane dans ses propositions, avec une vraie histoire de pillage. C’est en ça qu’il était intéressant de créer ce type d’environnement, et j’étais très heureux de disposer d’un espace octogonal qui enveloppe le∙la spectateur∙rice lorsqu’il∙elle le traverse, le∙la désoriente et lui montre un détail qu’il∙elle pourrait voir dans d’autres peintures. Il y a bien un élément d’arrêt ou de pause, alors qu’il s’agit d’un espace de transition. »
L’Orphelin n’offre pas seulement une nouvelle couche de peinture aux murs sacrés de l’institution, mais aussi un éclair de perplexité dans l’enfilade de salles où se succèdent des chefs-d’œuvre intemporels aux tons sourds. Si Luc Tuymans joue les bouffons du roi dans le palais, il ne peut se départir de ses thèmes de prédilection : traumatisme, violence, vol, histoire de la peinture, etc. Lors de mon entretien avec l’artiste, j’ai été frappé par son intelligence ludique : il se réjouit de tous les effets et de toutes les ramifications possibles de son œuvre, s’attachant à souligner une certaine ouverture autant qu’ambiguïté. Les mains de Van Eyck, les compositions magistrales de Poussin, le sfumato de de Vinci, un selfie devant La Joconde – toutes ces expériences visuelles colorent la manière dont les visiteur∙euse∙s rencontreront les quatre tableaux de Luc Tuymans. Je lui suggère que beaucoup d’entre eux∙lles seront au Louvre pour la première et unique fois de leur vie et qu’il∙elle∙s remarqueront à peine qu’autour d’eux∙lles se déploie l’œuvre de l’un∙e des plus grand∙e∙s peintres de notre époque. « Il s’agit d’un espace d’interruption réelle, une idée complètement différente de l’accrochage d’une œuvre personnelle dans l’espace », explique-t-il, ajoutant que lorsqu’il était à mi-chemin du projet et qu’il peignait encore, il regardait les visiteur∙euse∙s passer, déconcerté∙e∙s. « On pouvait tout de suite voir qu’il∙elle∙s étaient désorienté∙e∙s parce que les peintures occupaient tout le mur. Ils ne comprenaient pas ce qu’il∙elle∙s étaient en train de vivre. »