Perché majestueusement sur les rives de la Loire, le domaine de Chaumont-sur-Loire évoque la grandeur d’une forteresse médiévale et le raffinement d’une résidence tournée vers les arts de son temps. Attirés par le faste des aménagements ordonnés par la princesse de Broglie au début du 19e siècle, l’actrice Sarah Bernhardt, le compositeur Francis Poulenc ou encore Madame de Staël, la fameuse romancière française, ont trouvé refuge dans les salons couverts de tapisseries et l’écrin de verdure qui s’étend autour du château. Un paradis qui, malgré son illustre histoire, est résolument tourné vers le futur.

Classé monument historique en 1840, le domaine s’apprête ce printemps à accueillir sa nouvelle Saison d’art, avec une quinzaine d’œuvres produites pour l’occasion. Ce lieu féérique, qui inspira notamment Walt Disney pour la création de son logo, n'est pourtant pas le seul à porter un ambitieux projet de cette nature : dans une région marquée par un patrimoine culturel extraordinaire et une nature foisonnante, les initiatives passerelles entre architecture des siècles passés et art contemporain se multiplient.

Le dialogue entre Chaumont-sur-Loire et la création contemporaine a été instauré en 2008 par Chantal Colleu-Dumond, une ancienne responsable des affaires internationales du ministère de la Culture, convaincue du potentiel de l’art comme conteur d’histoire(s). Jusqu’au 2 novembre 2025, les propositions éphémères de Claire Trotignon, Nicolas Alquin et Sophie Zénon rejoindront une quarantaine d’œuvres pérennes qui ont pris racine sur la propriété au fil du temps. « Nous avons longtemps cherché une place pour installer la Folie d’Eva Jospin… Nous voulions que le public ait l’impression que cette grotte a toujours été là », détaille Chantal Colleu-Dumond.

Chaumont bénéficie également de commandes triennales soutenues par la région Centre-Val de Loire. Pour sa troisième itération en 2014-2016, le plasticien mexicain Gabriel Orozco s’est penché sur les tapisseries de la chambre d’amis du prince et de la princesse de Broglie, derniers propriétaires privés du château. Ses « Fleurs fantômes » – une suite de tableaux inspirés par les vieux papiers peints du château – avaient alors rendu hommage aux souvenirs disparus. Cette année, en prenant place sous l’auvent des écuries, une sculpture d’éléphant en équilibre sur sa trompe de Daniel Firman évoque le cadeau incongru du maharadjah de Kapurthala à la princesse de Broglie en 1898.

Cette « juste place des œuvres », comme l’appelle Colleu-Dumond, permet de porter un regard neuf tant sur les œuvres que sur le domaine historique. Les activations révèlent aussi des mises en abyme autour des questions environnementales, comme avec le duo G&K, qui aborde la forêt primaire de Bialowieza (Pologne) comme une entité vivante à protéger. Le projet est aligné sur les valeurs écologiques chères au domaine, qui accueille également un festival international des jardins. Au sud du château, la ferme modèle conçue par les architectes Paul-Ernest Sanson et Marcel Boille au début du 20e siècle est inspirée des traités de l'architecture rurale des années 1850-1870.

Depuis 2011, le château de Chambord, une excentricité architecturale érigée en 1519 à la demande du roi François 1er, propose également des activations contemporaines, sous forme de résidences d’artistes. Pour son directeur général Pierre Dubreuil, le monument historique de France classé au patrimoine mondial de l'Unesco, dont les élégantes tourelles et l'escalier torsadé fascinent les visiteurs depuis des siècles, a pour priorité de transmettre l’histoire de son glorieux passé. L'inclusion de perspectives contemporaines permet de magnifier cet héritage, en le positionnant comme une force d'inspiration puissante. « Le choix des artistes que nous invitons se fait dans une logique de résonance avec les lieux et d’ouverture de la culture à tous les publics, par la compréhension de l’histoire de France, particulièrement de la Renaissance, et des arts. Le domaine national de Chambord remplit plus que jamais sa mission première : être mis au service du plus grand nombre », raconte-t-il.

En 2023, l’exposition « Pollen Clandestins » de Lionel Sabatté proposait de découvrir plus de 150 portraits créés à partir de poussières récupérées sur place. Cette année, c’est le prêtre et peintre vitrailliste Kim En Joong qui a été invité à passer un mois sur le site. « Kim En Joong utilise la lumière qui circule dans le château et la dimension spirituelle du monument pour éclairer “l’âme” de ses œuvres, mais aussi celle de ses visiteurs », explique celui qui fut également patron de l’Office français de la biodiversité. La stratégie de développement, amorcée par ses prédécesseurs, s’avère payante. La fréquentation passe de 730 000 visites en 2010 à presque 1,2 million en 2024, une fréquentation record pour la seconde année consécutive qui fait du domaine le deuxième château le plus visité de France, derrière le celui de Versailles.

Parmi les autres châteaux et domaines de la vallée de la Loire, le château du Rivau, le château d’Oiron et l’abbaye royale de Fontevraud participent au développement de la création artistique grâce à une « route contemporaine » commune, inaugurée en 2022. Ce partenariat entre quatre sites patrimoniaux, qui compte également le Centre de création contemporaine Olivier Debré, propose une découverte de la région par le prisme de l’art contemporain, carte routière à l’appui.

La maison Bouvet Ladubay possède pour sa part une programmation au sein de son centre d’art depuis 30 ans. Le rapport entre la mise en avant d’un héritage et une activation artistique s’inverse parfois, pour poser la question de l’intégration du patrimoine dans la vie quotidienne. Le Voyage à Nantes a par exemple fait le choix d’un festival annuel itinérant, dont les œuvres s’étalent à travers la ville. En 2017, le château historique des ducs de Bretagne accueillait un escalier toboggan au niveau de ses remparts, signé Tact Architectes et Tangui Robert.

Certains châteaux, passés dans le domaine privé, ont choisi de faire de l’art contemporain leur priorité, en utilisant le patrimoine comme un écrin. En 2015, le conseil départemental de Maine-et-Loire cède le château de Montsoreau au collectionneur Philippe Méaille, qui le rénove avant d’y présenter le fonds le plus important du mouvement Art & Language, un groupe précurseur de l’art conceptuel. À 150 km de là, le château de Beaugency a poussé le concept de support historique un peu plus avant, en faisant de l’intervention une sorte de couche archéologique supplémentaire, désormais indissociable du lieu.

En 2020, l'artiste et architecte Jérémie Bellot rachète la propriété avec sa compagne Anne-Sophie Acomat. Leur but : réactiver l’ancien domaine seigneurial, dont le musée d’Art et d’histoire peinait à trouver son public, grâce à des installations d’art numérique créées dans un laboratoire ouvert sur place. « L’idée était de créer un lien entre l’architecture d’un patrimoine, les arts numériques et la lumière », explique Bellot. « La visite des salles se vit à travers une rencontre entre les œuvres et le lieu », ajoute-t-il.

Bellot, à qui l’on doit notamment le mapping numérique imaginé pour la réouverture Notre-Dame de Paris, rappelle que s’ils sont parfois délaissés, les arts numériques ont toute leur place dans le champ artistique, dans la mouvance de l’op art et de l’art cinétique. Dans l’oratoire du 16e siècle, la projection d’un iris sur la fresque du Christ fait entrer le château dans le 21e siècle. La présentation des œuvres se fait sans ajout de cimaise ni cloisonnement, pour respecter la volumétrie originale. Le site accueille aujourd’hui 20 000 visiteur·euse·s par an, et vise une moyenne de 30 000 visiteur·euse·s dans les années à venir.

Levier idéal pour attirer le public et faire vivre des collections hors-les-murs, l’art contemporain a donc le vent en poupe. En mars 2023, la région Centre-Val de Loire et le Centre Pompidou annonçaient un partenariat de quatre ans dans le cadre du programme Nouvelles Renaissance(s]. Le musée parisien, qui fermera progressivement pour travaux pendant cinq ans, entend construire un nouveau modèle d’action territoriale et a déjà montré une quarantaine d’œuvres, dont les travaux d’Alain Doret au château royal de Blois, et une installation textile de Sheila Hicks au château du Rivau, montrés lors de l'édition 2024 du festival Ar(t]chipel.

Dernier projet d’activation en date, le château d’Azay-le-Rideau vient de nommer un administrateur chargé de développer l’offre contemporaine. Pour Benoît Grécourt, qui a pris ses fonctions en octobre dernier, cette initiative n’a de sens que si les œuvres ont une résonance directe avec le site : « sinon cela ne marche pas », confie-t-il, « d’autant que dans un monument historique, l’art contemporain touche un public d’opportunité, qui n’est pas venu pour cela », détaille-t-il. Grécourt considère par ailleurs que le principe de découverte est une des missions du service public. En juin 2025, l’artiste Volker Hermes proposera une exposition de photomontages faits à partir de portraits anciens. Les œuvres entreront en dialogue avec la collection de portraits historiques rassemblés par le marquis de Biencourt, ancien propriétaire des lieux.

Quels que soient les enjeux, la diversité des formules dans les châteaux de la Loire fait état d’une question fondamentale : comment trouver le bon équilibre entre la préservation du patrimoine et sa mise en avant à travers des activations contemporaines ? La solution réside peut-être dans l’idée de temporalité. À Chaumont-sur-Loire, s’il existe aujourd’hui 40 œuvres pérennes, la plupart des installations de la Saison d’art sont vouées à disparaître. « Nous ne voulons pas nous transformer en musée », assure Chantal Colleu-Dumond. Pour Benoît Grécourt, « Les résonances et les interprétations sont ouvertes, mais, à la clef, il faut toujours un rétablissement de la vérité historique ». Avant de conclure, « Il faut dérouter le public, mais il ne faut pas le perdre ».

Credits and Captions

Maïa Morgenstzern est une auteure basée à Londres. Elle contribue régulièrement à des publications telles que Ideat, The Good Life et Artnet News.

Publié le 31 mars 2025.

Légende de l'image d'en-tête : Le château de Chaumont-sur-Loire. Photographie de Florian Touzet / Agence ha-ha.io pour Art Basel.