L’année dernière, Latifa Echakhch avait déclaré qu’elle souhaitait que les visiteur∙euse∙s quittant son pavillon à la Biennale de Venise ressentent la même chose qu’à la sortie d’un concert de rock. Et en effet, ses sculptures en bois calciné et débris, baignant dans une lumière orange, donnaient objectivement l’impression d’arriver juste après la fin – quelques heures, voire quelques minutes – d’un événement important et indéchiffrable. Tout au long de sa carrière, l’artiste d’origine marocaine et basée en Suisse a convoqué des situations de catharsis collective qui répondent avec pertinence à l’individualisme caractéristique de notre époque. Ses expositions jouent souvent avec les harmonies et les dissonances, avec des sentiments associés à l’attente, à l’accomplissement et à la disparition. Latifa Echakhch est portée par la nécessité de s’engager dans les discordances, de contrer les préjugés qui façonnent notre société. Elle s’intéresse aux possibilités rédemptrices qu’offre la transmission des émotions, à cette capacité de la catharsis et de l’empathie de dépasser les individualités en permettant des moments de communion imprévisibles, temporaires, mais néanmoins idylliques, voire utopiques.

Comment faire émerger une expérience collective sans exacerber les différences ? Comment évoquer un « nous » qui puisse se passer d’un « elles∙eux » ? Comment faire naître une atmosphère qui laisse place à un espace critique ? Ces dernières années, Latifa Echakhch a tenté de répondre à certaines de ces questions en s’engageant dans des avant-gardes musicales et théâtrales proches des arts visuels. Elle a utilisé des stratégies d’invitation et d’appropriation créative pour articuler des scénarios performatifs sans en revendiquer « la propriété » en tant qu’auteure ou metteuse en scène.

Cette année, pour le projet Art Basel Messeplatz, dont le commissariat est assuré par Samuel Leuenberger, Latifa Echakhch s’est associée à Luc Meier, directeur de la résidence La Becque, dans le sud de la Suisse, pour ériger une scène déconstruite – ou plutôt plusieurs scènes de différentes tailles. L’ensemble constituera un espace sculptural qui sera à la fois le lieu de performances – avec notamment le musicien Rhys Chatham et les artistes visuel∙le∙s Robert Longo et Naama Tsabar et un espace où seront convoqués les souvenirs que nous avons en commun. Certaines des plaques de sol seront placées verticalement pour former des murs, tandis qu’une partie du système d’éclairage sera disposée à terre, à la manière d’une sculpture minimaliste. Ces scènes – qui peuvent être lues comme une scénographie, une obstruction ou une sculpture – sont censées répondre à la dimension romantique de la performance tout en la bouleversant. Grâce à leur géométrie fracturée et à leur animation par les musicien∙ne∙s, elles prolongent la foire d’art dans le tissu même de la ville.

Quelques semaines avant les représentations inaugurales du 13 juin, Latifa Echakhch et Luc Meier se sont entretenu∙e∙s avec le critique d’art zurichois Adam Jasper pour discuter performance, collectif, et l’importance d’être présent.


Adam Jasper : L’idée d’une scène est-elle venue avant celle d’inviter des musicien∙nes à s’y produire ?

Latifa Echakhch : Je voulais un scénario qui s’apparente à celui d’un festival de musique, avec plusieurs plateaux, grands et petits, et une foule de gens qui se promènent de l’un à l’autre. Mon idée était de faire s’entrechoquer deux scènes au centre de la Messeplatz et de créer une sorte d’ensemble assez dissonant. C’est ce paysage que nous invitons les musicien∙ne∙s et les interprètes à s’approprier. Lorsqu’iels jouent, non seulement iels l’animent, mais iels lui donnent une dimension concrète tout en donnant corps à des métaphores du temps. Leurs performances nous permettront d’accéder à une forme de romantisme, tout en nous invitant à le déconstruire.

Luc Meier : L’idée est que cette scène ait quelque chose d’un peu déconcertant pour le public – est-elle en train d’être érigée ou déjà en phase de démolition ? Les musicien∙ne∙s que nous avons invité∙e∙s à s’y produire ont soulevé, et soulèvent encore, des questions fondamentales sur l’émergence du son et de la musique. Iels questionnent également la nature de cette expérience collective qu’est un concert.

LE : Prenez par exemple Leila Bordreuil. Ses outils pour amplifier le son de son violoncelle – son ampli, certaines pédales d’effets – sont pour le moins détraqués, voire completement fichus. Elle essaie pourtant de trouver un moyen de les utiliser, avec leurs imperfections. C’est une musique rude, forte, mais aussi très belle. Lorsqu’elle m’a dit qu’elle travaillait avec des instruments cassés, cela m’a renvoyée à ma propre pratique. Dans mon travail, je me sers moi aussi de matériaux brisés.

J’aime la fragilité parce qu’elle est paradoxalement synonyme de solidité. L’objet fragile existe, et son existence, ou plutôt sa capacité de résilience, trouve sa source dans une réserve de force cachée. Notre société est plus que jamais obsédée par la perfection. La fragilité et l’imperfection sont des points de résistance importants et fédérateurs pour les artistes.

Comment anticipez-vous le fait que les artistes joueront devant un public affairé, mobile ? La performance exsige en général une concentration de l’attention, ce qui demandera, à certains moments, la nécessité de la capter.

LM : Nous avons pris en compte l’affluence sur la Messeplatz lors de la programmation des concerts. Les musicien∙ne∙s ne joueront pas uniquement pour les visiteur∙euse∙s de la foire, mais aussi pour les passager∙ère∙s qui montent dans les tramways ou en descendent, et pour les familles qui sortent du cirque Knie, à l’autre bout de la place. Pour les artistes qui sont sur scène, un environnement aussi animé peut provoquer des interactions avec lesquelles iels pourront avoir envie de jouer. Soit iels se fondent dans la masse au point de disparaître, soit iels attirent l’attention en s’imposant (éventuellement par le volume sonore).

LE : La diffusion est aussi bien temporelle que spatiale. Lorsque vous assistez à un spectacle qui se déroule sur une scène, vous en avez normalement une vue frontale. Ici, la scène est éclatée et on pourra voir les artistes quel que soit l’endroit où l’on se trouve.

LM : La foule sera partout mais essentiellement de passage et, dans une certaine mesure, peu attentive à ce qui se passera sur scène. Nous avons prévenu les artistes : « ça pourrait être votre pire cauchemar. » Dans un concert normal, iels savent où se trouve leur public (généralement devant eux∙elles) et leurs « ennemi∙e∙s » sont faciles à repérer : cette personne qui n’arrête pas de tousser, ce type au bar au fond de la salle qui parle sans arrêt. Là, iels auront potentiellement un public uniquement composé de ces profils. Certes, ce n’est pas facile, mais cela les oblige aussi à reconsidérer leur statut d’artiste et les codes associés à leur présence sur scène.

Comment avez-vous trouvé les musiciennes ?

LM : Nous écoutons tous les deux beaucoup de musique « étrange », et ce depuis longtemps. Grâce à une pratique constante, on finit par développer une certaine discipline d’écoute. On accumule également des références et on établit des liens entre elles. Certains de ces enregistrements et de ces références se transforment soudain en véritables connexions, en amitiés personnelles et parfois en collaborations étroites ; certaines des amitiés liées à ce projet remontent à plus de 20 ans.

LE : Et puis il y a d’autres artistes impliqué∙e∙s que nous ne connaissons pas encore personnellement, ce qui nous réjouit aussi. Lorsque nous avons commencé à discuter de la possibilité d’organiser des concerts sur scène, le premier musicien auquel j’ai pensé avec Leila Bordreuil a été Oren Ambarchi, parce que son dernier album, avec ses motifs de guitare et de rythme, venait de sortir et que je l’écoutais constamment pendant que je jardinais et réfléchissais au projet. Et puis il y a quelqu’un comme Keiji Haino, une force absolument unique, avec une vision extrêmement personnelle de la musique rock qui rejoint aussi certaines notions de musique bruitiste japonaise.

J’adore la collaboration entre Rhys Chatham et l’artiste Robert Longo. Lorsque nous avons su que nous allions les faire de nouveau jouer ensemble, j’ai repensé à toutes les histoires de la Kitchen à New York [en 1971, Rhys Chatham a été le premier directeur musical du légendaire espace d’art expérimental], à toutes ces relations vraiment intenses et fondamentales entre les musicien∙ne∙s et les arts visuels à ce moment-là à New York, et je me suis dit qu’il fallait réactiver ces relations.

Est-ce que la présence des artistes sur scène est importante ?

LE : Je pense que c’est une façon de rappeler aux gens que la musique vient du corps. Quand on voit un∙e musicien∙ne jouer, on peut s’imaginer à sa place. C’est quelque chose dans lequel on peut se retrouver.

LM : On assiste à une déshumanisation croissante de la musique par le biais des plateformes commerciales de streaming. Grâce à ce projet, nous offrons une visibilité à des secteurs de la scène artistique qui sont toujours sous-financés et qui sont d’une grande générosité, où les personnes impliquées vous indiqueront toujours un∙e autre artiste ou un autre enregistrement, afin de se rendre et de rendre les autres disponibles.

Ce facteur humain et social sera également un élément très présent dans certaines des performances. Par exemple, nous avons invité Alvin Curran, le compositeur américain qui est à Rome depuis le milieu des années 1960 et qui a fait partie de certains des collectifs d’improvisation libre les plus importants de ces années-là [avec MEV / Musica Elettronica]. C’était une période de tension où, dans le domaine de la musique, la création collective et l’action politique étaient intrinsèquement liées.

Un autre bon exemple est le Guitar Trio de Rhys Chatham, un morceau très simple – un accord de guitare et une mélodie de base. Il existe cependant différentes façons de jouer ce morceau dans une formation, pour générer des harmoniques et d’autres interactions. Les participant∙e∙s, pour la plupart recruté∙e∙s localement et qui ne sont généralement pas des « pros de la scène », changent à chaque fois. Il s’agit d’un rassemblement aléatoire de musicien∙ne∙s autour d’un projet commun très simple : vivre un moment collectif fort.

LE : Je fais des sculptures, je ne suis pas une performeuse, plutôt une artiste introvertie, mais au cours de toutes les recherches que j’ai effectuées pour le projet de la Biennale de Venise en 2022, j’ai commencé à parler et à travailler avec de nombreux∙ses musicien∙ne∙s. J’ai découvert que nous avions beaucoup de choses en commun, même si nous n’utilisons pas les mêmes matériaux, les mêmes outils. Les objets que je présente dans mes installations sont une trame polyphonique de sentiments qui peuvent être contradictoires : joie, tristesse, attente, déception – des sentiments que nous éprouvons tou∙te∙s. La musique offre cette possibilité d’expérience émotionnelle directe : les émotions sont communiquées et ressenties dans une sorte de tresse sans fin.


Le projet de Messeplatz de Latifa Echakhch sera visible pendant l’édition 2023 d’Art Basel à Bâle. Découvrez la programmation complète ici.

Latifa Echakhch est representée par Dvir Gallery (Paris, Tel Aviv-Yafo et Bruxelles), Pace Gallery (New York, Genève, Hong Kong, Londres, Palm Beach, Los Angeles et Séoul) et kaufmann repetto (Milan et New York).

Luc Meier est directeur de La Becque | Artist Residency à La Tour-de-Peilz, Suisse.

Samuel Leuenberger est commissaire indépendant et le fondateur de l'espace d'exposition alternatif SALTS à Birsfelden et Bennwil, en Suisse. Il est aussi commissaire du secteur Parcours d'Art Basel. Avant d'assurer le commissariat du projet de Latifa Echakhch and Luc Meier, il a assuré avec Giovanni Carmine le co-commissariat de Messeplatz en 2021, qui présentait le travail de Cecilia Bengolea et Monster Chetwynd. 

Adam Jasper est un historien de l’art et de l’architecture basé à Zurich. Il a récemment coécrit l’ouvrage Neighbours pour le pavillon suisse à la Biennale de Venise d’architecture 2023 (Park Books, 2023), et coédité le livre Retail Apocalypse avec Fredi Fischli et Niels Olsen (gta Verlag, 2021).

Traduction française : Henri Robert.

Photographies par Matthieu Croizier pour Art Basel.

Publié le 6 juin 2023.

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