À pas même trente ans (il les aura en 2025), Jessy Razafimandimby est de ces espoirs de l’art contemporain qui savent conjuguer intensité et éclectisme. Pourtant, son entrée dans l’art s’est faite presque « par défaut », nous raconte-t-il. « J’ai grandi à Madagascar, baigné dans la philosophie du peuple malgache, au sein d’une famille et d’un quotidien où l’art était absent ». En pleine adolescence, changement brutal d’univers : le voilà, à 14 ans, installé à Genève. « Le rapport à l’art est venu quand j’ai atterri en Europe ; au tout début, je voulais faire de la musique, les arts plastiques n’étaient pas dans mon champ de vision ». Mais un enseignant le convainc qu’il pourrait y trouver sa voie. Quand il intègre l’HEAD, la prestigieuse école d’art genevoise, il s’essaie d’abord à la sculpture et l’installation, avant « d’embarquer sur le bateau Peinture ».

Ses enseignant∙e∙s, notamment Caroline Bachmann et Vidya Gastaldon, l’incitent à approfondir ses connaissances en matière de culture picturale. « Pendant trois ans, j’ai beaucoup appris d’elles, les discussions dans l’atelier m’ont énormément enrichi ». Le déclic final se fait en troisième année. Dans le jury de diplôme, se trouve Renée Levi, icône de l’abstraction helvétique. « Sa pratique de la peinture m’intriguait, son approche très différente, cela m’a aidé à répondre à la question : Qu’est ce qui est possible dans la peinture aujourd’hui ? »

Désormais, si Jessy Razafimandimby pratique aussi bien performance, installation, que sculpture, c’est à travers la peinture qu’il se définit, « ce médium précieux qu’on a dit mort ». Son style, il le caractérise comme « très figuratif ; mais je regarde de plus en plus vers l’abstraction. Ma peinture ne se situe jamais dans un registre bien défini, j’essaie de la faire exploser et de sortir du cadre ».  À ses yeux, elle demeure « le point de départ de toutes [s]es recherches. Dans l’atelier, je déploie plusieurs toiles, que je travaille simultanément ; elles servent de fond à ma pensée, et peu à peu j’éparpille les choses ». Quant à tout ce qui déborde, qui refuse d’entrer dans le cadre ? « Ces vestiges, je les transforme en matière textuelle ou en objet. Une des questions essentielles qui traverse mon œuvre, c’est : Qu’est ce qui disparait ? L’éphémère, j’y pense beaucoup ».

Ainsi naissent ses performances. « J’ai commencé à m’y atteler en 3e année, car je ne comprenais pas forcément ce medium, il m’intriguait ; ce lien avec le corps que j’ai déjà dans la peinture, j’avais envie de le rendre plus physique, brutal, frontal, dans un rapport de soi à un public. Mes performances sont comme le dépouillement de choses gardées pour moi dans l’atelier ».

Bien vite, les invitations se multiplient. En mai dernier, il est accueilli au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH). Il y investit les chambres historiques de bois sombre. Avec des ami∙e∙s, et sa compagne Emma Bruschi aux costumes, il travaille au corps l’âme de chaque chambre, sous un aspect « tour à tour contemplatif, conceptuel, expressif ; une sorte de danse un peu macabre et de jam composée avec des instruments faits d’objets trouvés ».

Ses performances, jamais il ne les répète. Jamais, non plus, il ne les documente. « Une façon d’échapper à la catégorisation ».  Et de préserver son infinie singularité, nourrie de ses souvenirs d’enfance. Ce qu’il cherche avant tout, c’est à garder ce « regard enfant. Un regard neuf, renouvelé, une volonté de tout chambouler pour remettre sur pied des choses vouées à la disparition. La culture malgache est marquée par des cérémonies et des instants de vie spirituelle, beaucoup de mysticisme ». Sa peinture est riche aussi de cet intense rapport à la terre, « terre rouge, sacrée, dont la vie se dégage et où elle s’immole. C’est inné en moi, je le porte depuis l’enfance, c’est une nourriture ». 

Riche de trois projets, sa rentrée s’annonce des plus chargées. Le premier le ramène au Tananarive de ses origines. Invité à exposer, en septembre, à Hakanto Contemporary, centre d’art co-fondé par le plasticien Joël Andrianomearisoa, il est retourné récemment sur sa terre natale après 15 ans d’absence : « Un choc ! Cinq jours de découvertes improbables, comme si la ville m’attendait et ne voulait pas se réinventer ». En même temps, sa galerie parisienne, sans titre, présente sur son stand d’Art Basel Paris une installation inspirée par celle présentée au printemps 2024 à la Kunstverein de Dortmund, et lui offre en parallèle un solo show dans ses espaces du Marais, autour d’un sujet des plus intimes, là encore : « Il y a quelques mois, ma compagne et moi avons reçu une nouvelle incroyable : on attend un bébé pour octobre ! ».

Aussitôt, sa pratique s’en est vue chamboulée, et son rapport au corps de l’autre aiguisé par la silhouette de l’aimée enceinte, qui lui inspire une série de tableaux. « Ma peinture se transporte vers cette observation du corps de ma femme, cette vie qui grandit sous mes yeux, encore une chose que je ne comprends pas. Et un canon de beauté peu valorisé pendant longtemps. Une fois que ce genre d’image me tient, il faut que je la mette à plat, l’accomplisse et l’amène vers un ailleurs ».

Nouvel exil pour accompagner ce chambardement : l’artiste vient de s’installer à Marseille qu’il adore déjà, « juste milieu entre Genève et Tananarive. J’ai envie de garder mon côté suisse, pragmatique et rationnel, mais je suis aussi très éponge, donc dans deux mois, c’est sûr, j’ai l’accent ! »

Crédits et légendes

Art Basel Paris se tiendra au Grand Palais, du 18 au 20 octobre 2024. Découvrez les participants et les informations détaillées ici.

Jessy Razafimandimby est représenté par la galerie sans titre (Paris). L’exposition personnelle de Jessy Razafimandimby, « LE CORPS DES VOLANTS À SIX ÉTAGES », est à découvrir à Hakanto Contemporary, Tananarive, Madagascar, à partir du 14 septembre 2014.

Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.

Légende de l’image d’en-tête : Jessy Razaimandimby, performance, Un signe de pluie dans le cœur, 2024, Musée d’art et d’histoire de Genève, MAH. Sous le commissariat d’Anissa Touati. Photographie d’Irina Popa.

Publié le 12 septembre 2024.