Révélé en 2008 par son roman Une éducation libertine, le romancier français Jean-Baptiste Del Amo s’est distingué par son écriture sensorielle, poétique et parfois crue, qui culmine dans ses derniers ouvrages, Règne animal (2016) et Le Fils de l’homme (2021). Au fil des années, l’écrivain a également démontré son intérêt viscéral pour l’art et notamment la photographie, qu’il pratique et sur laquelle il écrit. Récemment, il a également curaté une exposition au MO.CO. de Montpellier et réalisé un projet artistique et littéraire dans le cadre du programme Mondes nouveaux initié par le ministère de la Culture.

Matthieu Jacquet : Vous êtes connu depuis maintenant 16 ans en tant que romancier, mais vous êtes également un grand passionné d’art. En 2011, vous avez préfacé un livre sur la photographie d’Hervé Guibert. Quelles différence y a-t-il pour vous entre écrire sur des artistes et leurs œuvres, et écrire un roman ?

Jean-Bastiste Del Amo : Une œuvre d’art reste très subjective, donc quand j'écris sur la photographie, je projette aussi quelque chose de moi et de ma sensibilité, sans prétendre à une vérité absolue. Toutefois, la photographie me semble avoir une immédiateté qui n’est pas accessible à la littérature. Pour atteindre une vérité, la littérature doit sans cesse emprunter des détours, ruser, tâtonner, là où la photographie délivre quelque chose de beaucoup plus vif et direct, qui ne se déploie pas dans le temps comme le fait le texte. Je ne pourrais pas préférer une approche à l’autre : toutes deux peuvent atteindre cet endroit de vérité en empruntant des chemins différents.

MJ : Récemment, votre intérêt marqué pour la photographie et la nature ont conduit le ministère de la Culture à vous inviter à réaliser, dans le cadre de son programme Mondes nouveaux, un projet qui croise vos pratiques littéraire et photographique. Avec l’écrivaine Jakuta Alikavazovic, vous avez réalisé un véritable travail de terrain dans le marais de Brouage, une zone protégée de l’Ouest français menacée par la montée des eaux. À quoi ressemble ce projet ?

JBDA : Pendant longtemps, j’ai fait de la photographie en amateur, mais ce projet m’a permis de la pratiquer pour la première fois de manière plus professionnelle. Avec Jakuta, nous avons cherché à rendre compte de la réalité de cette région de façon poétique, tout en réfléchissant à la manière dont un paysage façonne les imaginaires intimes et collectifs. Pendant plusieurs mois, nous avons échangé avec de nombreux habitant∙e∙s de la région sur leur lien avec cet environnement, et nous en avons tiré des bribes de textes, ensuite revisitées et réécrites pour créer des sortes d’« instantanés textuels ». À la citadelle de Brouage, nous les exposerons aux côtés des photographies que j’ai réalisées, solarisées à la manière des négatifs, puis imprimées sur un papier très fin. Elles pourront ainsi être manipulées par le public et, inévitablement, elles vont se salir, se déchirer, se froisser, s’envoler… Comme pour matérialiser les souvenirs qui s’évaporent, ceux qui laissent des traces et ceux qui restent.

MJ : Vous décrivez votre travail comme une littérature « de la contemplation, du regard », qui passe par la création d’images mentales chez le∙la lecteur∙rice. Vos projets semblent en effet très ancrés dans le réel, notamment en offrant à la nature une place cruciale…

JBDA : À vrai dire, restituer la réalité ne m'intéresse pas tant que ça. Avec mes romans, j’essaie de trouver un endroit de vérité qui, souvent, se trouve à côté du réel. Pour cela, j’ai besoin d’oublier, de réinventer, d’infuser dans une expérience concrète quelque chose qui relève de l’imaginaire et du fantasme, pour ensuite me l’approprier plutôt que m’en rendre tributaire.

MJ : Le corps est également un sujet majeur de vos romans, que vous décrivez de façon parfois très crue et sensorielle : dans Pornographia (2013), ce sont ceux de jeunes prostitués croisés lors d’une errance nocturne dans une ville tropicale ; dans Règne animal, ceux d’agriculteurs et leurs bêtes, transformés par les dérives de l’élevage intensif… Plus récemment, vous avez passé plusieurs mois dans une salle d’autopsie. Ce sera le sujet de votre prochain roman ?

JBDA : Il y a quelques années, une médecin légiste de l’institut médico-légal de Tours m’a proposé de venir assister à une autopsie : j’avais alors un projet de roman en tête et j’espérais qu’il serait nourri par ces observations. Comme les thématiques de la mort et de la représentation du corps m’obsèdent depuis mon premier livre [Une éducation libertine], je ne pouvais pas refuser une telle confrontation à une réalité que j’ignorais. Mais en arrivant dans la salle pour la première fois, la réalité était tellement dense, frontale et graphique qu’elle paralysait complètement l’imagination. J’ai donc demandé à la médecin de m’accueillir en observation à ses côtés pendant plusieurs mois. Là-bas, j’ai fini par laisser tomber mon carnet de notes et j’ai été comme une éponge, absorbant des sensations, des émotions et des éléments, qui resurgiront sans doute plus tard dans ma littérature de façon différente et inattendue.

MJ : Comment avez-vous vécu ce passage d’une perception très subjective et littéraire du corps à une observation plus technique et scientifique ?

JBDA : Il y a eu deux étapes. La première, c’était le choc esthétique, cette confrontation très impressionnante à la matière du corps sur la table d’autopsie. J’ai immédiatement compris que je n’apprendrai rien sur les grands mystères de la mort, que je ne ferai que me confronter aux morts. Une fois passée cette première sidération, cette mise à l’épreuve morale et esthétique, arrive alors une démarche d’observation très scientifique où l’on adopte un regard plus distancié. Pour moi qui ai souvent essayé de représenter le corps humain pris dans un cycle ininterrompu, dans une cosmogonie, cette confrontation physique m’a permis d’acquérir une approche beaucoup plus réaliste, par exemple en comprenant et en témoignant du processus de décomposition du cadavre.

MJ : Au MO.CO., vous faisiez récemment partie des cinq écrivain∙e∙s invité∙e∙s à curater un espace dans l’exposition « Entre les lignes. Art et littérature ». Les œuvres d’artistes que vous avez choisies ont toutes pour point commun la représentation du cadavre. Comment votre expérience à la morgue s’est-elle traduite dans votre proposition ?

JBDA : Quand Vincent Honoré m’a invité à curater cet espace, j’étais en effet en pleine résidence d’observation à Tours. J’ai donc d’abord eu l’idée de travailler sur la représentation du corps mort dans les arts contemporains, notamment dans la photographie, pour laquelle j’ai un intérêt particulier. Mais c’est une thématique beaucoup trop large, qui inclut aussi bien les clichés de guerre que les images des défunt∙e∙s prises par leurs proches, ou encore toutes les photos réalisées au pic de l’épidémie du sida… J’ai donc réduit ce sujet à la salle d’autopsie, qui formait une délimitation très concrète. Cela m’a déjà permis de réunir les œuvres de six artistes qui m’inspirent beaucoup : des photographies d’Antoine d’Agata, de Jeffrey Silverthorne et d’Andres Serrano, un film de Stan Brakhage, une sculpture en tissu de Teresa Margolles et des portraits du peintre mexicain Rafael Rodríguez.

MJ : Vous avez dit un jour : « Je crois qu’il n’y a rien de pire qu’une littérature dans laquelle on se glisserait comme dans une paire de pantoufles ». Que cela passe par cette exposition ou vos cinq romans, on ressent en effet dans votre travail la volonté de créer un certain inconfort. Est-ce par volonté de choquer, de bousculer ?

JBDA : L’inconfort ne passe pas nécessairement par le choc. On peut tout à fait ressentir de l’inconfort en rencontrant une écriture qui, stylistiquement, nous déroute, comme celle de William Faulkner, de Marcel Proust ou encore de Virginia Woolf. Je ne suis jamais en recherche du choc ; en revanche, interroger, émouvoir, voire malmener le∙la lecteur∙rice et le∙la spectateur∙rice me semble être la vocation même de l’art. En préparant cette exposition, je savais bien que ces œuvres ne plairaient pas à tout le monde, qu’elles en rebuteraient certain∙e∙s. Mais je les trouve belles parce qu’elles m’émeuvent avant tout. Elles parlent de notre humanité.


MJ : Vous avez travaillé à plusieurs reprises avec Antoine d’Agata, connu pour sa photographie elle aussi très frontale et crue, qui montre le corps repoussé dans ses limites. En quoi son travail vous inspire-t-il ?

JBDA : Je connais Antoine depuis de nombreuses années, c’est devenu un ami proche. J’ai écrit sur son œuvre, j’ai voyagé avec lui plusieurs fois, notamment à Cuba, et je vois bien comment évolue son rapport au monde et sa manière d’en témoigner. Dans sa photographie se confrontent vraiment la pulsion de vie et la pulsion de mort, pour employer des termes très psychanalytiques. Au MO.CO., j’ai présenté des images qu’il a réalisées en Ukraine quand iI couvrait la guerre avec l’écrivain Jonathan Littell pour Le Monde. On s’est demandé ensemble comment montrer ces images dans ce cadre et comment les rendre supportables. Antoine a donc déplacé le regard en les polarisant, en les tirant en noir et blanc, et en les présentant au ras du sol, les unes à côté des autres, comme l’étaient les cadavres là où il les a photographiés.

MJ : Votre travail sur l’exposition au MO.CO. et votre projet pour Mondes nouveaux vous ont-ils inspiré d’autres incursions photographiques ?

JBDA : Grâce à mon projet pour Mondes nouveaux, j’ai été sélectionné, pour la première fois en tant que photographe plutôt qu’écrivain, par la Villa Albertine pour une résidence d’un mois au Texas à l’automne. Je vais là aussi travailler sur la question du territoire, dans la ville de Marfa, à la frontière du Mexique et du désert du Chihuahua. C’est une zone d’une biodiversité assez extraordinaire, mais très menacée par le réchauffement climatique et qui, par ailleurs, est traversée par les flux migratoires. Avec quatre chercheur∙euse∙s et artistes, nous allons donc chercher à rendre compte de cette réalité plurielle.

Crédits et légendes

Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit sur l’art et la mode pour Numéro et Numéro art.

Jean-Baptiste Del Amo a été photographié à son domicile par Pauline Gouablin en juillet 2024. Photographie de Pauline Gouablin pour Art Basel.