En collaboration avec Numéro Art
Cela fait près de 50 ans que James Turrell planche sur l’œuvre de sa vie : un observatoire niché dans un volcan du nord de l’Arizona, éteint depuis 400 000 ans. Acquis par l’artiste américain en 1977, le cratère Roden et le site qui l’entoure n’ont cessé de se transformer au gré de ce projet ambitieux.
Tunnels lumineux, galeries ouvertes vers le ciel et baignées de lumière… Ce sont en tout une vingtaine d’espaces souterrains qui tissent peu à peu la structure de ce domaine exceptionnel, inspiré par les pyramides mayas d’Amérique centrale, mais aussi par l’histoire des Hopis, peuple amérindien autochtone de la région. Encore fermé au public, le site s’affirme déjà comme l’aboutissement de l’œuvre de l’artiste né en 1943 : ici, la nature, l’architecture et la lumière promettent de s’allier pour créer une expérience sensorielle unique, proche de l’œuvre d’art totale tant idéalisée par les romantiques.
« On a tou·te·s un·e ami·e qui travaille sur sa thèse depuis des lustres en vous disant qu’il·elle va la terminer et qui ne la termine jamais. Pour moi, le cratère Roden, c’est un peu ça », s’amuse l’artiste, avant de préciser que la pandémie, l’inflation et l’augmentation des coûts de production ont fortement allongé ses délais. Depuis son atelier à Flagstaff, commune la plus proche du site, l’Américain désormais âgé de 81 ans apparaît devant une immense photographie du volcan, comme si une fenêtre s’ouvrait pour dévoiler cette vue panoramique où, étonnamment, un arc-en-ciel semble l’auréoler.
L’image fortuite est pour le moins éloquente : James Turrell compte aujourd’hui parmi les légendes de l’art contemporain, non seulement grâce à ce projet au long cours, mais aussi et surtout par la création d’une œuvre radicale et novatrice fondée sur l’immatériel, déployée dans le monde entier au fil de six décennies. Cet automne, celui qu’on surnomme souvent le « maître de la lumière » présente une nouvelle exposition personnelle d’ampleur à la galerie Gagosian, qui lui confie pour l’occasion les clés de son espace du Bourget, à quelques encablures de l’aéroport parisien.
C’est au milieu des années 1960 que l’Américain originaire de Los Angeles se fait connaître du public. L’une de ses premières œuvres, Afrum-Proto (1966), naît de la simple projection d’une lumière blanche sur l’angle formé par deux cloisons. Dessinant une forme hexagonale, l’éclairage éblouissant donne l’illusion d’un cube en relief qui jaillirait du mur. Les bases du travail de James Turrell sont posées : chez lui, l’œuvre d’art provient d’un jeu habile entre l’espace, la lumière et la couleur, qui bouscule la perception du·de la regardeur·euse grâce à une étude attentive des phénomènes physiques – des principes qui rejoignent rapidement les caractéristiques du nouveau mouvement artistique Light and Space, dont James Turrell émerge comme l’une des figures de proue aux côtés de Larry Bell ou de Robert Irwin.
« Mon art est dépourvu d’image, dépourvu d’objet, dépourvu de focale », résumait-il il y a quelques années. En atteste notamment sa série « Ganzfeld », qu’il entame en 1976, d’après l’effet éponyme selon lequel l’exposition à un champ uniforme et sans relief provoque une privation sensorielle. Conçues à échelle humaine, les installations de James Turrell immergent ainsi le·la spectateur·rice dans un bain monochrome – rouge, rose, bleu ou vert – où la couleur, saturée et unie, est d’une telle intensité qu’elle le·la happe.
C’est justement l’un des derniers « Ganzfeld » de l’artiste qui accueillera le·la visiteur·euse chez Gagosian. Dans ce pavillon sans angles, aux murs vierges et incurvés, un écran LED et des lumières colorées font tout le travail. Malgré la structure de l’œuvre, l’artiste la considère comme bien plus picturale que sculpturale, dans la mesure où elle recrée, dans un espace en trois dimensions, une impression de planéité purement bidimensionnelle. « Nous avons perdu l’habitude d’entrer dans les peintures, et je souhaite que mes pièces ravivent cette expérience », explique l’artiste, pour qui l’aura de l’œuvre d’art est essentielle – une aura qu’il dit trouver dans les toiles de Vermeer, de Goya, de Turner, ou encore des impressionnistes, précisément parce qu’il·elle·s maîtrisent la lumière.
Emblématiques de la carrière du Californien, ces œuvres n’auraient sans doute pas vu le jour sans sa passion dévorante pour l’aviation. Fils d’un ingénieur aéronautique, il a très tôt les yeux rivés vers le ciel, qu’il rêve de parcourir. Dès l’âge de 16 ans, il obtient sa licence de pilote et commence à voler. C’est au-dessus du sol qu’il connaît ses expériences sensorielles les plus bouleversantes : « Je me souviens d’avoir volé un jour au milieu du tule fog, un épais brouillard très bas, spécifique à la Californie. Il y avait un stratus au-dessus et le soleil allait se lever, ce qui a plongé le ciel dans un rouge qui est devenu orange, puis jaune. Traverser ce paysage complètement abstrait était saisissant. »
En 1969, cette épopée lui inspire la série des « Wedgework », dont on découvrira également un récent exemple chez Gagosian. Grâce à la projection dans une salle de lumières colorées fluorescentes sur des surfaces réfléchissantes, James Turrell génère une impression de profondeur qui s’étend au-delà des murs. De sa passion pour le monde céleste, il tire également ses œuvres les plus populaires à ce jour : les Skyspace, sortes de capsules en extérieur pouvant accueillir une poignée à plusieurs dizaines de personnes. Grâce à une ouverture dans le toit pour admirer le ciel, et la rencontre à l’intérieur des lumières naturelle et artificielle, ceux·celles qui ont la chance d’en visiter une peuvent s’abandonner à des moments d’intense contemplation. On en dénombre aujourd’hui près de 90. Nichée sous la surface du volcan et son cône de cendres, l’œuvre Roden Crater contient, quant à elle, plusieurs Skyspace.
Depuis plus de 40 ans, la progression du projet est retracée par de nombreux plans, photographies, hologrammes et maquettes considérés comme des œuvres à part entière. Dans ces objets, dont certains sont présentés chez Gagosian, transparaît avant tout l’amour de l’artiste pour le paysage de l’Arizona depuis qu’il l’a survolé pendant sept mois en 1974. « Comme Georgia O’Keeffe et Agnes Martin, deux de mes héroïnes de l’art, j’ai trouvé ma source dans le désert du Sud-Ouest. C’est pourquoi j’essaie de le parcourir chaque jour. » Au-delà de ses marches quotidiennes, l’artiste vole toujours régulièrement, même à 81 ans : « Tant que mon assurance me le permet… », ajoute-t-il avec un sourire espiègle.
Aujourd’hui, James Turrell travaille au quotidien avec deux architectes et se rend sur le site de Roden presque tous les jours. Sa femme s’occupe de la partie financière et du mécénat, et gère avec lui le vaste ranch qui se trouve sur place, dont les bénéfices contribuent à subventionner le projet. Quant à la production de ses œuvres, elle est déléguée à des entrepreneur·e·s spécialisé·e·s, en fonction des lieux où elles sont présentées – des constructeur·rice·s français·e·s travaillent ainsi sur l’exposition chez Gagosian. Une machine bien rodée qui permet à l’artiste d’être toujours aussi productif et visible à l’international, assurant sa longévité.
James Turrell reste encore évasif sur la date d’ouverture au public du cratère Roden, longtemps prévue pour 2024, continuant finalement d’entretenir le mythe et d’attiser la curiosité. Une question subsiste alors : comment parvient-on à garder le cap pendant aussi longtemps, sans se décourager devant un projet aussi pharaonique et les nombreuses difficultés qu’il entraîne ? « Dans le fond, on ne change pas, on se révèle juste au fur et à mesure », répond l’artiste, rappelant implicitement combien le voyage prévaut sur la destination. « Plus le temps passe, plus on apprend sur soi-même. » Une philosophie très socratique qui rejoint également la pensée de l’un de ses plus grands modèles littéraires, l’écrivain et aviateur Antoine de Saint-Exupéry : « La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. »