En collaboration avec le Centre Pompidou
En 1981, Ithell Colquhoun (1906–1988) a écrit une lettre aux rédacteurs de The Oxford Journal : « Breton a dit quelque part – je cite de mémoire, “que la femme soit libre et adorée”. Mais je suis désolée de dire que la plupart des disciples de Breton n’en étaient pas moins machistes pour autant. Parmi eux, les femmes avaient tendance à être “autorisées mais non nécessaires” ».
Figure pionnière du mouvement surréaliste britannique, Colquhoun était réputée pour son travail d’artiste, d’écrivaine et de théoricienne de l’occultisme. Tout au long de ses 70 ans de carrière, elle a exploré des thèmes profondément influencés par son cheminement spirituel, créant des œuvres d’art qui oscillent subtilement entre ésotérisme et surréalisme. Ses contributions, autrefois éclipsées, suscitent aujourd’hui un regain d’intérêt de la part des chercheur∙euse∙s et du public. Cette résurgence, menée par des chercheur∙euse∙s comme Amy Hale et Richard Shillitoe, et renforcée en 2019 lorsque la Tate a fait l’acquisition de ses archives et de ses œuvres d’art, a déclenché une profonde réévaluation de son héritage. Alors que le monde de l’art revisite ses contributions avec un regard neuf, la manière visionnaire avec laquelle Colquhoun a su allier mysticisme et surréalisme continue d’inspirer les nouvelles générations, affirmant son rôle majeur dans la métamorphose de ces deux univers.
Jeunesse et influences artistiques
Née en 1906 dans l’État d’Assam, dans le nord de l’Inde, Colquhoun arrive en Angleterre à l’âge d’un an. Manifestant un certain talent pour l’art, ses premiers carnets sont remplis de dessins délicats et raffinés de fées, d’elfes, de lutins et de sujets botaniques. « Ma première peinture », se souvient-elle, « était une rose ovale sur une triple tige, avec un bourgeon de chaque côté. Ma deuxième représentait un soleil violet aux rayons orange se couchant derrière une colline verte. » Après avoir étudié deux ans à la Cheltenham School of Art, Colquhoun intègre en 1928 la Slade School of Fine Art de Londres, l’une des écoles d’art les plus progressistes et les plus prestigieuses d’Angleterre.
Pour approfondir sa formation, Ithell Colquhoun, comme de nombreux∙ses artistes britanniques, se rend à Paris où elle fréquente l’Académie Colarossi en 1931. Au cours de cette période, elle découvre le surréalisme et rencontre plusieurs figures majeures de ce mouvement, notamment René Magritte, André Breton, Salvador Dalí, Marcel Duchamp et Man Ray, lequel la photographie tenant une gerbe de blé. Cette photo, évoquant Déméter, la déesse des moissons, de la fécondité et de la terre dans la mythologie grecque, deviendra célèbre.
Après deux années d’immersion dans le monde artistique parisien en pleine effervescence, Colquhoun rentre à Londres transformée. Sa première exposition solo à la Cheltenham Art Gallery en 1936 témoigne clairement de l’influence du surréalisme. Elle y réinterprète des sujets végétaux sous forme de natures mortes empreintes d’un symbolisme érotique. La même année, elle se rend à l’exposition internationale du surréalisme à la New Burlington Galleries de Londres et y voit notamment le travail de Salvador Dalí, intensifiant d’autant plus l’impact du surréalisme sur son œuvre.
En 1939, Colquhoun se rallie fermement au surréalisme et, signe de reconnaissance notable, elle est invitée à rejoindre le groupe surréaliste britannique sous la direction du marchand d’art et artiste belge E. L. T. Mesens. Cela lui ouvre de nouvelles portes et, en juin de la même année, elle expose aux côtés de Roland Penrose dans une exposition conjointe à la Mayor Gallery, l’un des hauts lieux de la scène surréaliste londonienne. Cet événement marque un tournant dans sa carrière.
À l’été 1939, après le succès de son exposition, Colquhoun retourne à Paris où, en plus d’autres rencontres marquantes, elle rend visite à Jacqueline Lamba et André Breton dans leur atelier de la rue Fontaine. Plus tard, elle décrira l’atelier comme un royaume de merveilles exotiques, aux murs ornés de chefs-d’œuvre surréalistes et de vitrines de papillons tropicaux. Au cours de cette visite, qui fut une véritable révélation pour elle, elle découvre le concept d’automatisme et en particulier la notion de « morphopsychologie », une méthode visant à découvrir et à exprimer l’essence cachée de la psyché par le biais de processus automatiques et de divers médias, décrits par Breton comme « la fusion et la germination, les équilibres et les départs ».
En 1940, la carrière pleine de péripéties de Colquhoun connaît un revers dramatique lorsque, au cours d’une réunion mémorable au restaurant Barcelona à Soho, à Londres, Mesens l’expulse du groupe surréaliste britannique avec d’autres femmes surréalistes, Grace Pailthorpe, Ruth Adams et Eileen Agar (cette dernière étant la seule à avoir été réintégrée par la suite). Cette exclusion s’explique principalement par le refus catégorique de Colquhoun de renoncer à son intérêt pour l’occultisme. En conséquence, les années 1940 s’avèrent sombres pour l’artiste car les possibilités d’exposer et de publier ses œuvres s’amenuisent.
En 1943, Colquhoun épouse l’artiste et poète surréaliste d’origine russe Toni Del Renzio. Pendant leur brève union, ils s’emploient activement à promouvoir le surréalisme en Grande-Bretagne en organisant des expositions, comme celle de 1942 à l’International Arts Centre (IAC) de Londres, réunissant des œuvres d’Agar, de Colquhoun et d’autres artistes.
Genre et identité dans l’œuvre de Colquhoun
Au cœur du mouvement surréaliste, les femmes occupent une réalité ambiguë. Alors qu’on leur promet de s’affranchir des normes oppressives, elles se retrouvent souvent prisonnières d’un paysage onirique façonné par les désirs masculins traditionnels. Vénérées mais craintes, objectivées et rabaissées, les femmes sont souvent présentées sous forme d’archétypes : femmes-enfants, êtres célestes, muses, sorcières, objets érotiques, femmes fatales, etc. Célébrées dans les poèmes, les récits, les peintures et les photographies, elles incarnent ce que Breton décrit comme un « conducteur merveilleusement magnétique », la source ultime de l’inspiration masculine. Malgré le grand talent de Lamba, Agar constate avec ironie que Breton « n’a jamais mentionné son travail ».
Ainsi, lorsque l’art des femmes surréalistes est examiné, c’est souvent à travers le prisme de stéréotypes tenaces. Dans un article intitulé « To the Ladies » [Aux dames] publié en 1946 dans la Saturday Review of Literature, le critique James Thrall Soby affirme que le surréalisme convient particulièrement bien aux artistes femmes, mais uniquement en raison de leur prétendue tendance à « une introspection implacable et nue ». L’exposition « 31 Women » [31 Femmes] organisée en 1943 par Peggy Guggenheim à l’Art of This Century, sa galerie new-yorkaise qui présentait d’éminentes artistes surréalistes telles que Leonora Carrington, a essuyé des critiques similaires.
Aux côtés d’autres femmes surréalistes pionnières, telles que Carrington, Edith Rimmington et Agar, Colquhoun cherche à redéfinir l’identité féminine à travers des archétypes forts et symboliques : la déesse, l’alchimiste, la scientifique, la tisseuse de destins, la guide spirituelle et, plus résolument, la Grande Déesse Mère. Elle a également exploré sa propre sexualité et son identité à travers ses œuvres d’art. Sa célèbre œuvre Scylla (1938, Tate), inspirée par ses propres réflexions lors d’un bain, mêle paysage marin et autoportrait : les formations rocheuses rappellent ses genoux, tandis que les algues font allusion à ses poils pubiens. Le titre fait référence au monstre grec Scylla, qui se nourrissait en dévorant les marins.
Exploration de l’ésotérisme
La quête spirituelle de Colquhoun englobe un large éventail de traditions ésotériques, notamment l’alchimie, la magie, le rosicrucianisme, la kabbale, le gnosticisme, le tarot, l’astrologie, la théosophie, le mysticisme chrétien et les traditions celtiques. Ce profond engagement dans l’occultisme, qui a commencé à la Slade lorsqu’elle s’est plongée dans des cercles mystiques tels que la Quest Society, imprègne ses œuvres d’art, sa poésie et ses essais d’une signification ésotérique.
Dans les années 1950, Colquhoun fréquente l’Ordo Templi Orientis d’Aleister Crowley et la New Isis Lodge de Kenneth Grant. Dans les années 1960, elle s’engage dans l’Ordre druidique, l’Ancienne Église celtique et diverses loges maçonniques, pour finalement être ordonnée prêtresse d’Isis par la Fellowship of Isis en 1977.
La vie en Cornouailles
À la fin de sa vie, l’art de Colquhoun reflète de plus en plus son engagement profond dans les traditions ésotériques, mêlant des éléments mystiques et occultes aux thèmes du pouvoir féminin et de l’exploration spirituelle.
Après sa rupture avec del Renzio, Colquhoun, qui se sentait de plus en plus éloignée du courant artistique dominant, s’installe en 1958 dans le village reculé de Paul, à l’extrémité ouest des Cornouailles, où elle restera jusqu’à la fin de ses jours. Cette région, chargée de mysticisme avec ses anciens puits, ses croix et ses cercles de pierre, a longtemps occupé une place spéciale dans son cœur. Elle se consacre à la peinture, à l’histoire celtique et à l’écriture de romans, de poèmes, de livres topographiques et de nouvelles.
Réévaluation de l’héritage de Colquhoun
De son vivant et par la suite, la profonde spiritualité de Colquhoun et ses explorations ésotériques ont eu tendance à être minimisées. Pourtant, alors que l’histoire de l’art contemporain valorise de plus en plus la rencontre entre la spiritualité et l’expression artistique (par exemple, dans les œuvres d’Hilma af Klint et de Georgiana Houghton), l’œuvre de Colquhoun acquiert une nouvelle dimension. Par ailleurs, grâce à la rigoureuse réévaluation des attitudes passées à l’égard des femmes artistes, Colquhoun passe du statut de figure marginale à celui de grande prêtresse du mouvement surréaliste. Sa vision unique connaît un regain d’intérêt, comme en témoignent les expositions internationales telles que « Surréalisme » au Centre Pompidou, qui réintègrent son travail dans le récit central de ce qui est sans doute le mouvement artistique majeur du 20e siècle. Une vaste rétrospective itinérante, qui débutera à la Tate St Ives en février prochain avant de se poursuivre à Londres en juin, marque un nouveau temps fort dans la réévaluation de l’héritage de l’artiste.