Lorsqu’elle vivait en Californie, Huguette Caland appelait parfois sa fille Brigitte, qui habitait à proximité, pour lui dire : « Les coquelicots fleurissent dans le désert – on y va ? » Elles prenaient alors la route vers le nord – avec une bande-son de jazz – jusqu’à la Réserve du Pavot de Californie d’Antelope Valley, zone protégée par l’État ; Huguette Caland descendait de voiture, marchait quelques minutes, puis elles rentraient à Venice, où l’artiste libanaise a vécu et travaillé entre 1987 et 2013. « Une fois, nous avons une tout le nord de la Syrie en 10 jours », se souvient Brigitte, évoquant la nature parfois impulsive de sa mère. « Elle ne sortait pas de la voiture ; je descendais lui raconter ce que je voyais, elle réalisait alors un dessin, qu’elle me confiait ensuite. Cela me manque car cette complicité était joyeuse. » Certains de ces dessins spontanés figurent dans la première rétrospective européenne de l’artiste disparue, « Une vie en quelques lignes », qui s’ouvre au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía de Madrid le 19 février.

C’est un titre d’exposition parfaitement adapté à Huguette Caland, dont l’œuvre entière a commencé par une ligne. « La ligne est belle... je suis une personne de lignes », déclare-t-elle dans un film présenté lors de sa première exposition personnelle au Royaume-Uni, à la Tate St Ives, en 2019. Cette focalisation sur la ligne remonte à la période où elle étudiait à l’Université américaine de Beyrouth (AUB), après le décès de son père, Bechara El Khoury, premier président du Liban au lendemain de l’indépendance, en 1964. À cette époque, elle était une femme mariée, dans la trentaine, et mère de trois enfants. Après avoir poursuivi des études de droit, son aspiration profonde était de se consacrer à l’art. La ligne s’est imposée partout dans sa pratique : à travers des dessins délicats, des peintures sur lin, sur toile et sur panneau. L’une des techniques qu’on lui avait enseignées à l’AUB consistait à dessiner sans interruption du haut en bas de la page. De nombreuses œuvres réalisées par Huguette Caland à Beyrouth dans les années 1960 font écho à cette pratique : on la retrouve dans les baisers, les nez et les bouches rendus en lignes minimales.

La relation de l’artiste avec le corps a commencé par un rapport difficile avec le sien : elle avait été en surpoids depuis l’enfance, ce qui allait à l’encontre des normes sociétales définissant la beauté. Le fait d’être la seule fille (et la benjamine) du président du Liban n’arrangeait pas les choses. On attendait d’elle qu’elle se comporte convenablement et suive les conventions. Pourtant, elle avait toujours été quelque peu rebelle : tombant amoureuse et épousant Paul Caland, le neveu du rival politique de son père, entretenant ouvertement des relations adultères, créant des œuvres érotiques dans un Beyrouth dont le milieu culturel – bien que « doré » dans les années 1960 et jusqu’au début des années 1970 – définissait encore strictement la place de la femme. N’hésitant pas à braver une nouvelle fois les conventions, Huguette Caland part en 1970 s’installer à Paris, laissant derrière elle son mari et ses enfants, pour poursuivre une carrière artistique. Là-bas, elle s’est enfin sentie libre.

C’est à Paris qu’elle a commencé à créer des caftans (élégants et confortables, ils lui allaient parfaitement), avant de concevoir une ligne haute couture pour Pierre Cardin. Elle en a réalisé d’autres – dont beaucoup ont été exposés aux côtés de ses dessins lors de l’exposition « Viva Arte Viva » proposée par Christine Macel lors de la Biennale de Venise 2017 – ses lignes érotiques se répondant dans un dialogue entre tissu et papier. Sa série la plus connue, les peintures « Bribes de Corps », est réalisée en vastes plages de couleurs acidulées et joyeuses, dont les courbes voluptueuses pourraient faire songer à des paysages abstraits. S’ils échappent au premier regard, on finit par y distinguer un sillon interfessier, des testicules ou des lèvres vaginales.

C’est d’ailleurs grâce à la série « Bribes de Corps » qu’Hannah Feldman a découvert Huguette Caland. Si la commissaire de l’exposition « Une vie en quelques lignes » au Museo Reina Sofía avait déjà vu son travail à la Jane Lombard Gallery de New York en 2014, ce n’est qu’en assistant, à l’Université de Chicago en 2016, à une conférence du Dr. Omar Kholeif (aujourd’hui directeur des collections et conservateur principal à la Sharjah Art Foundation), qu’elle a trouvé la connexion. Il y montrait une image de l’Autoportrait d’Huguette Caland – une peinture à l’huile sur lin représentant… d’énormes fesses roses. « Huguette m’a trouvée quand j’avais besoin d’elle. J’avais besoin de redécouvrir la beauté, l’espièglerie et la joie dans l’art », explique Hannah Feldman. Connaissant Brigitte grâce à ses recherches au Liban, Hannah Feldman a ensuite été consultante pour l’exposition d’Huguette Caland au Drawing Center en 2021, et s’est ensuite rendue à Beyrouth, où elle a rencontré l’artiste, alors fragile. Puis est venue l’invitation du Museo Reina Sofía à organiser cette rétrospective d’Huguette Caland, la première en Espagne. Comme Brigitte, Hannah Feldman espère que l’exposition mettra en lumière des séries moins connues, ou selon ses mots : « Non pas seulement celles qui révèlent la facette libertine et cosmopolite, mais plutôt celles qui explorent l’expérience de la diaspora, de la perte, du mouvement, de l’individualité, de la collectivité, et même de l’âge, sans oublier ses racines au Liban, son intérêt pour le tatreez palestinien (broderie) et aussi, sa curiosité pour la culture visuelle phénicienne et byzantine et les caractères alphabétiques. »

Hannah Feldman, dont l’exposition suivra un ordre chronologique « avec quelques interruptions », est tout à fait consciente de la reconnaissance tardive des modernistes du monde arabe et de l’Iran, mais se réjouit néanmoins de l’attention que l’œuvre d’Huguette Caland reçoit ces dernières années. En décembre, la galerie Mennour a organisé à Paris une exposition en collaboration avec sa succession, présentant près de 50 œuvres que l’artiste a produites à Paris. Aucune n’était à vendre, et certaines d’entre elles seront exposées dans 12 galeries du Museo Reina Sofía, aux côtés de prêts de la Tate Modern, du Metropolitan Museum of Art, du Los Angeles County Museum of Art, du Museum of Modern Art de New York, du British Museum et d’autres collections publiques et privées du monde entier. L’invasion du sud du Liban par l’armée israélienne en octobre dernier et les bombardements qui ont suivi ont empêché l’acheminement de 33 œuvres de Beyrouth à Madrid, mais Hannah Feldman prévoit de réintégrer 29 de ces œuvres lors de la prochaine étape de l’exposition au Deichtorhallen de Hambourg, qui ouvrira le 24 octobre.

Bien d’autres œuvres auraient pu être présentées au regard de l’impressionnant catalogue de ses travaux. « La chose la plus difficile a été d’accepter qu’il fallait se fixer des limites », dit Hannah Feldman à propos de l’exposition qui présente environ 300 œuvres – dont certaines ont dû être restaurées. Après avoir interviewé des assistant·e·s d’atelier, des membres de la famille, des ami·e·s et d’autres personnes qui ont connu d’Huguette Caland, Hannah Feldman affirme que toutes ces conversations semblaient « prédestinées » et qu’« il y a une certaine sensibilité dans son travail qui est hautement transformatrice ». On trouvera également beaucoup de publications consacrées à l’artiste – outre le catalogue de l’exposition et celui publié par Mennour à l’occasion de sa récente exposition, ainsi que d’autres par Brigitte Caland et Omar Kholeif. Hannah Feldman organise également une autre exposition de l’œuvre de l’artiste qui ouvrira à l’Arts Club de Chicago en avril, et sera également accompagnée d’un catalogue. En outre, un catalogue raisonné en ligne est en préparation, mais Huguette Caland était une femme généreuse, tant et si bien que la localisation de nombreuses œuvres n’a pas pu être établie.

Brigitte se souvient des déjeuners de sa mère à Beyrouth qui rassemblaient l’intelligentsia culturelle. L’exposition madrilène fera de même, réunissant ses assistant·e·s d’atelier de Californie, la galeriste beyrouthine Nadine Begdache, Shirine Nakhal de la Galerie Janine Rubeiz, sa famille et ses ami·e·s bien-aimé·e·s, ainsi qu’un tout nouveau public qui sera sans doute inspiré par une artiste audacieuse, éprise de liberté et assoiffée de vie. « J’aime chaque minute de ma vie », disait un jour Huguette Caland. « Je la presse comme une orange et je mange même la peau, parce que je ne veux rien manquer. »

Crédits et légendes

Huguette Caland
« Une vie en quelques lignes »
Du 19 février au 25 août 2025
Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid

Depuis plus de deux décennies, Myrna Ayad écrit et édite des livres, des magazines et des quotidiens sur l’art visuel et la culture du monde arabe et de l’Iran. Intervenant fréquemment comme panéliste, jurée et modératrice, son rôle de stratège culturelle indépendante lui permet de travailler sur des projets pour le secteur du luxe, des entités gouvernementales, des entreprises privées et des organisations à but non lucratif.

Traduction française : Art Basel.

Légende de l’image d’en-tête : Huguette Caland, Espace Blanc II, 1984. Avec l’aimable autorisation de la succession de Huguette Caland et de Mennour.

Publié le 13 février 2025.