« Quand j’étais plus jeune, je faisais beaucoup de musique : batterie, percussions… Ça a été ma première expérience artistique, même si je ne la nommais pas encore ainsi. Il m’a fallu du temps pour embrasser le statut d’artiste. J’avais une sorte de réserve, de timidité. La musique, pour moi, c’était une pratique collective, celle du carnaval des Antilles, celle de la tradition des mas, qui désigne à la fois les masques et les costumes des participant·e·s, ainsi que les groupes qui défilent. Pendant plus de deux ans, j’ai fait partie d’un groupe de carnaval en banlieue parisienne. À mon entrée aux Beaux-Arts, il a fallu faire un choix. J’ai décidé de me concentrer sur mon travail plastique. Mais très vite, la dimension collective a ressurgi dans ma pratique picturale. J’ai abandonné le châssis et je me suis tourné vers le textile : la bannière, le drapeau, la cape, le costume… Je me suis aussi intéressé à la vie des œuvres hors white cube. Qu’est-ce qu’une peinture qui se porte comme un vêtement, avec laquelle on peut sortir dans la rue ou qu’on peut activer dans l’espace public ? Ce sont les questions qui m’occupent aujourd’hui, alors que je crée des pièces textiles destinées à la performance. »

« Dans ma famille en Guadeloupe, il y a des membres actifs d’Akiyo, un groupe musical et un mouvement culturel guadeloupéen qui a promu le renouveau identitaire du carnaval à la fin des années 1970 et qui est toujours actif politiquement aujourd’hui. De plus, mon père, qui est d’origine italienne, organisait des concerts. Depuis les coulisses où je traînais gamin, parfois jusqu’à 3 heures du matin, j’observais des jazzmen – souvent américains, parfois précaires – atteindre une liberté artistique totale en improvisant sur scène. Ces expériences ont façonné ma vision de ce que signifie être un artiste – une figure que j'ai probablement idéalisée. En devenir un s’est imposé comme un engagement de vie, inscrit dans cette trajectoire. »

« En entrant aux Beaux-Arts, j’ai choisi la peinture, influencé par des artistes comme Robert Rauschenberg ou Andy Warhol, qui manipulaient l’image photographique et la toile. J’étais passionné par le printmaking, la sérigraphie, des esthétiques frontales et imposantes qui empruntent à l’affiche. À cette époque, et depuis le lycée, je militais beaucoup à Saint-Denis, où j’ai aujourd’hui mon atelier. J’organisais avec d’autres étudiant·e·s des rassemblements, des concerts. Nous avons par exemple obtenu de faire rebaptiser une rue au nom de Mumia Abu-Jamal, un journaliste et militant africain-américain [condamné à mort en 1982 pour le meurtre d’un policier, sa peine a été commuée en réclusion à perpétuité]. Ce combat m’a mené jusqu’aux États-Unis, où j’ai rencontré Mumia à Pittsburgh, alors qu’il était dans le couloir de la mort. J’avais 20 ans, et cette expérience m’a marqué à vie. C’est par militantisme que j’ai d’abord travaillé avec l’image imprimée et la peinture pour créer des banderoles, des affiches, des tracts. Il fallait concevoir une image forte et percutante pour accrocher l’œil du·de la passant·e. Cette pratique militante se retrouve dans ma peinture. Je cherche toujours cette même efficacité visuelle. »

« Depuis mon premier voyage aux États-Unis, deux artistes occupent une place fondatrice dans mon travail. Romare Bearden d’abord, que j’ai découvert au détour des rayonnages de la librairie du Whitney Museum, dans un livre soldé. J’ai été très impressionné par ses collages, en particulier par la série « A Black Odyssey » [1977], ou encore par ses scènes de vie à Harlem. Je me suis mis à arpenter New York à la recherche de ses œuvres. J’ai été profondément frappé par sa capacité à transformer l’espace pictural en une narration ancrée dans l’histoire. J’adore aussi la manière dont sa peinture se métamorphose en espace onirique. C’est d’ailleurs ce que j’essaie de faire en ce moment pour mon exposition au Palais de Tokyo. »

« Presque au même moment, j’ai découvert Sam Gilliam, un pionnier de la peinture abstraite d’après-guerre, qui a su conférer à la toile une dimension théâtrale en la transformant en volume. Sam Gilliam a un statut à part ; faisant partie des quelques artistes africain·e·s-américain·e·s du mouvement abstrait, il a atteint une très grande célébrité dès les années 1960 avant d’être oublié pendant un temps. Un artiste immense qui, malgré son langage abstrait, n’a rien sacrifié au politique. Cette théâtralité, cet engagement, cette manière de présenter la peinture autrement m’ont beaucoup marqué. Romare Bearden et Sam Gilliam sont en quelque sorte mes deux racines. »

« J’ai le sentiment que mon travail pictural exige une impulsion. Il s’active dans la confrontation avec l’espace, avec la performance et surtout à travers la collaboration. Mon travail a besoin d’éclater, d’investir physiquement les lieux comme je l’ai fait dans mon exposition au Panthéon. Ce projet était en quelque sorte un exorcisme qui consistait à proposer un autre panthéon. Politiquement, je ne me voyais pas répondre seul à une invitation à travailler sur l’esclavage. Il m’importait que la société civile antillaise s’approprie ce lieu avec moi. Au-delà de la performance artistique, la tradition politique et militante du mas a pris tout son sens avec ce projet. »

« Plus mon travail prend de l’ampleur, plus j’ai besoin de travailler avec d’autres. Mes premières bannières étaient terriblement mal cousues – ça leur donnait presque un charme. Mes assistant·e·s n’ont pas suivi de formation en école d’art, mais plutôt en mode. Il·elle·s m’aident sur la partie couture et teinture que je conçois, ce qui me permet de me consacrer à la peinture, aux collages et à la sérigraphie. Il·elle·s m’apprennent autant que je leur apprends. La transmission est réciproque. »

Credits and Captions

Raphaël Barontini est représenté par Mariane Ibrahim (Chicago, Mexico City, Paris).

Raphaël Barontini
« Quelque part dans la nuit, le peuple danse »
Du 21 février au 11 mai 2025
Palais de Tokyo, Paris

Caroline Honorien est une critique d'art et éditrice indépendante basée à Paris.

Image d'en-tête : Raphaël Barontini dans son atelier à Saint-Denis, décembre 2024. Photographie de Bettina Pittaluga pour Art Basel.