Des sculptures de biceps gonflés aux peintures de gymnastes virevoltant∙e∙s, la représentation des corps en plein effort séduit les artistes depuis des temps immémoriaux. Prenons l’exemple du Discobole, la grande statue d’un lanceur de disques attribuée au sculpteur grec Myron (5e siècle avant Jésus-Christ). Chaque élément finement ciselé – du bras arrière levé au torse en torsion – est l’expression de l’athlétisme à l’état pur. Ce type d’art, qui décrit une forme physique « idéale », s’est répandu pendant toute la période classique et a influencé les pratiques artistiques des deux millénaires suivants.
Heureusement, notre définition du corps athlétique a évolué, tout comme nos réactions envers l’art qui le représente. À travers tous les médiums et sur tous les continents, les artistes contemporain∙e∙s continuent de trouver de nouvelles façons d’exprimer le mouvement et le sport, ce qui, à l’approche des Jeux olympiques de Paris 2024, résonne encore plus aujourd’hui.
Le tennis est l’une des épreuves les plus appréciées des Jeux olympiques d’été, et les représentations artistiques de ce sport regorgent de ce qui le rend si populaire. Jeu psychologique autant que physique, son enracinement dans les milieux blancs et aisés prête le flanc aux commentaires subversifs. À travers plusieurs de ses œuvres réalisées en 2023, l’artiste américain Honor Titus étudie les aspects physiologiques et sociétaux de ce sport. Dans son tableau Second Serve, le bras tendu d’une femme, raquette en main, fige la fraction de seconde qui sépare l’intensité du relâchement – l’inverse, en quelque sorte, du bras enroulé du Discobole, mais sans aucun doute dans sa lignée. Honor Titus, lui-même joueur de tennis, détaille la musculature de ses athlètes, utilisant des couleurs lumineuses pour mettre en évidence l’effort tout en torsion de ce sport. D’autres œuvres de la série évoquent des thèmes familiers à tous les athlètes : l’anticipation, le triomphe, la déception.
La peintre Sasha Gordon a également réalisé une scène de tennis qui évoque l’expérience humaine. Dans Sore Loser (2021), l’artiste américaine, qui, pendant longtemps, a peint des versions d’elle-même pour explorer les notions d’identité, fait appel à la mémoire et à la nostalgie (elle a pris des leçons de tennis à l’école primaire). À travers son réalisme coloré si reconnaissable, l’artiste construit une histoire d’agression vécue dans l’adolescence. La « mauvaise perdante » du titre (un doppelgänger de Sasha Gordon) prend son élan, les yeux plissés par l’effort et la bouche tordue par la colère, pour lancer la balle contre son adversaire (autre doppelgänger). C’est la rage ; le dégoût de soi ; le sentiment quotidien de ne pas savoir que faire d’un échec.
Parmi les représentations contemporaines les plus convaincantes du sport figurent celles évoquant le sport comme loisir insouciant, plutôt que comme discipline de compétition. We're Up Next, un collage de papiers peints réalisé en 2023 par Melvin Nesbitt Jr, décrit un match de basket-ball dans une cité de logements sociaux semblable à celle où l’artiste a grandi. Il a déclaré qu’il cherchait à capturer la joie de l’enfance telle qu’on la vit dans une communauté noire, et ses scènes de gosses qui jouent, dansent et se lancent un ballon la restituent parfaitement. Dans des scénarios davantage consacrés aux adultes, l’artiste portoricain Jean-Pierre Villafañe (qui expose à la galerie Charles Moffett à New York cet été) exprime lui aussi la joie dans ses peintures extatiques de personnages libertins. Son tableau Permanent Vacation (2023) représente cinq femmes à la plage qui, plus ou moins déshabillées, tapent dans un ballon, portent un plateau de cocktails et exhibent leurs longues jambes musclées. Les œuvres de Jean-Pierre Villafañe, qu’elles mettent en scène un bureau, une salle de danse ou des extérieurs, s’intéressent à un autre type d’effort physique, au-delà des projecteurs d’un stade.
Les corps n’ont pas besoin d’avoir de la chair pour exprimer le mouvement. L’artiste sud-africain Sthenjwa Luthuli crée des bas-reliefs en bois sculptés à la main représentant des personnages éthérés en suspens dans ce qu’il appelle « l’espace inconnu ». Ces corps sont recouverts de motifs peints par Sthenjwa Luthuli sur ses planches de bois sculptées. L’effet est hypnotique, tant ils paraissent vivants et en mouvement, presque comme des gymnastes : muscles des jambes bandés, pieds arqués et bras tendus dans un gracieux élan. Ces figures, presque classiques de par leur physique sculpté, nous rappellent que même s’ils proviennent de régions bien différentes du monde, les corps humains ne sont pas si différents à travers le temps et l’espace.
Il y a les sports d’équipe, les sports individuels et le monde nébuleux de la compétition corps à corps, qui pose la question suivante : est-ce qu’il∙elle∙s se battent ou est-ce qu’il∙elle∙s s'embrassent ? Des œuvres de l’artiste française Claire Tabouret présentées en 2018 chez Almine Rech, telles que Muddy River et The Grip, saisissent cette intimité si particulière. Dans ces scènes de conflit, deux personnages luttent et s’effondrent l’un sur l’autre dans ce qui pourrait être pris comme une étreinte. Claire Tabouret a longtemps été saluée pour ses portraits qui, eux aussi, expriment une sorte de dichotomie rêveuse reflétant nos propres conflits intérieurs. La douceur avec laquelle elle décrit l’engagement physique retient l’attention du∙de la regardeur∙euse jusqu’à ce qu’il∙elle ait l’impression de faire partie de ce monde.
Bien sûr, l’athlétisme a sa part d’ombre, et aucun∙e autre artiste contemporain∙e n’a critiqué le sport professionnel comme Matthew Barney. Dans la plupart de ses performances et installations, l’effort physique, placé au premier plan, est utilisé pour commenter la culture machiste. Sa première série Drawing Restraint, commencée en 1987 alors qu’il était encore étudiant en art à Yale, et toujours en cours, lui a été inspirée par l’entraînement à la résistance. Mais sa contribution la plus évidente à l’art sur le sport est Secondary, une installation vidéo à cinq canaux réalisée en 2023, en réponse au match de football de 1978 qui a laissé le receveur vedette de l’équipe de football américain New England Patriots Darryl Stingley paralysé à la suite d’une collision avec Jack Tatum, un défenseur des Oakland Raiders. (Secondary est exposée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, à Paris, jusqu’au 8 septembre). À l’époque de l’incident, Matthew Barney pratiquait lui-même ce sport au lycée. La violence, le risque et les conséquences sur la vie de ce match – et de ses rediffusions en boucle à la télévision – ont durablement marqué l’artiste américain.
Quel est le but de la pratique d’un sport ? Dans les peintures sur le thème du surf de Raymond Pettibon, initiées dans les années 1980, l’artiste loue la poursuite de quelque chose de plus grand que soi. Avec ses minuscules personnages en équilibre sur leur planche alors qu’une immense montagne d’eau s’élève au-dessus d’eux, Raymond Pettibon met en scène la transcendance – ou, du moins, l’aspiration à la transcendance. Ses surfeur∙euse∙s ne sont pas vaincu∙e∙s par la nature ou renversé∙e∙s par la mer. Ce sont des particules de force d’âme et de résilience, témoins de ce dont leur corps est capable face à un grand défi physique. Même pour ceux∙celles qui ne pratiquent par le surf , ces œuvres rares mais marquantes donnent envie de se précipiter à la plage la plus proche et de s’y frotter. Ce sont des emblèmes intemporels de la poursuite du sublime : une quête qui unit de nombreux∙ses artistes et athlètes.