À l’heure où les idées racistes et xénophobes pullulent en France et dans le monde, et que l’extrême droite affiche des scores sans précédent aux élections de la Suède à l'Argentine, comment assumer ses multiples identités ? Dans ce contexte, mettre en lumière une culture, des origines, un parcours considéré par des forces réactionnaires comme « autre » s’apparente-t-il à une lutte ? Ou est-ce simplement inné pour les artistes concerné·e·s ? À l’occasion de l’exposition « Arabofuturs – Science-fiction et nouveaux imaginaires » à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris, jusqu’au 27 octobre, Art Basel est allé à la rencontre d’artistes qui, à travers leurs œuvres, se confient sur leurs multiples identités et lèvent le voile sur certains symboles et mythes du monde arabe.

Rayan Yasmineh a 27 ans. Né en France d’une mère libanaise et d’un père palestinien, il passe une partie de son enfance et de son adolescence en Jordanie. Diplômé des Beaux-Arts de Paris en 2022, l’artiste est aujourd’hui basé dans la capitale et représenté par la galerie mor charpentier. Architecture, couleurs, objets, paysages, personnages – tous les éléments présents dans les tableaux de Rayan rappellent divers pays et cultures du monde arabe. Réalisées avec une précision et une minutie sans faille, ses œuvres s’apparentent à des photographies parfaitement éclairées.

Mais ce qui suscite le regard et l’interrogation dans le travail du jeune homme, ce sont ses anachronismes délibérés. Dans la fleur de Damas et Abdelkader (2023), il combine la figure de l’émir algérien du 18e siècle et le portrait d’un ami du même nom, d’origine algérienne. Ce dernier pose vêtu d’une veste Lacoste, un maillot de foot algérien sur l’épaule, et coiffé d’un shemag et d’un agal, que portent certains hommes au Moyen-Orient. Le procédé est le même dans son Autoportrait au turban et veste Adidas, lève-toi Jérusalem (2019). Omniprésents dans le travail de Rayan Yasmineh, les cultures et les symboles du monde arabe sont parfois accompagnés d’un saut dans le temps et d’éléments issus de la culture urbaine. « C’est venu très instinctivement, je suis d’origine arabe, et l’appartement de mes parents est rempli de références à cette identité. On parle beaucoup arabe à la maison, donc c’est quelque chose qui fait partie de ma réalité. Pour moi, la culture arabe, c’est juste un principe de réalité, tout comme la culture occidentale, et d’ailleurs, dans mon travail, il y a autant d’allusions aux deux », explique l’artiste. Son travail s’inscrit justement « dans un dialogue entre le monde arabe et le monde occidental » qui, pour lui, « ne font partie que d’un seul et même pôle culturel. » Il ajoute : « Il est important de le rappeler à un moment où il y a de plus en plus de discours identitaires qui insiste sur la différence au lieu de chercher à réunir ».

De son côté, Mounir Ayache, artiste franco-marocain de 32 ans basé à Marseille, a choisi d’évoquer dans son travail la figure de Léon l’Africain, diplomate arabo-andalou des 15e et 16e siècles. « C’est une manière de parler de l’époque contemporaine à travers une projection hypothétique dans le futur en usant d’un peu d’humour et des codes de la science-fiction », explique-t-il. Ce projet lui a valu d’être sélectionné par la Villa Médicis à Rome pour effectuer une année de résidence. Ses œuvres sont, par ailleurs, exposées à l’IMA.

« Quand j’ai lu Léon l’Africain d’Amin Maalouf, j’ai ressenti cette sensation d’héroïsme comme quand je regarde Le Seigneur des anneaux, mais pour une fois, le héros était arabe. Je pouvais m’identifier à lui », raconte-t-il. Et l’artiste a effectivement choisi de mettre en exergue une figure héroïque. Les nombreux voyages de Léon l’Africain sont les seules traces des modes de vie et coutumes de l’époque de plusieurs pays du continent africain. D’ailleurs, à la demande du pape Léon X, qui fait catéchiser puis baptiser le diplomate, ce dernier rédige un manuscrit à ce sujet intitulé Description de l’Afrique, publié au 16e siècle.

Mounir Ayache raconte que lorsqu’il a commencé à incorporer la question de ses origines dans son travail et à se documenter sur des projets déjà existants, il a eu l’impression de ne voir que des choses tristes. « Donc je me suis dit qu’il y avait suffisamment d’artistes dénonçant ce qui n’allait pas ; moi, j’avais envie que cette culture se projette dans l’avenir en se disant que ça irait mieux plus tard. »

Pour l'artiste, travailler une figure telles que celle de Léon l’Africain, au destin aussi exceptionnel que mystérieux, permet également de mettre en exergue une identité arabe aussi complexe que différenciée – à mille lieues des idées reçues et des fantasmes simplistes qui continuent de hanter certains imaginaires occidentaux.

À ces identités multiples, font écho une grande variété de pratique créatives. Basée en banlieue parisienne, Aïda, 42 ans, est tatoueuse de symboles propres aux Amazighs (« hommes libres »), ainsi que se nomment les Berbères. Dans son salon, 90 % de sa clientèle est féminine : « Ces femmes viennent chercher une reconnexion. Elles mentionnent souvent une grand-mère qui les a choyées quand elles étaient petites, mais qui n’a pas communiqué avec elles et n’a jamais raconté ses tatouages. On m’amène des photos où j'arrive, dans la plupart des cas, à traduire ce qu’elle portait. Ce qui est merveilleux, c’est que je raconte la grand-mère à sa petite fille. »

Née d’une mère française et d’un père tunisien, Aïda a grandi avec les deux cultures. À la maison, elle n’a jamais ressenti une quelconque injonction de choisir : « Il n’y avait pas de questionnement, on était les deux », raconte-t-elle. En 2014, peu après les Printemps arabes, qui l’ont bousculée, l’artiste décide de se lancer dans des études d’anthropologie « pour lever le tabou quant au tatouage que portait mon arrière-grand-mère et les sœurs de ma grand-mère ». 

En effet, les tatouages berbères disparaissent peu à peu depuis la seconde moitié du 20e siècle. Parce qu’elle est considérée comme « impure » dans les sociétés musulmanes et inadaptée au mode de vie « moderne », les familles ont cessé de transmettre cette coutume pourtant ancestrale. Aïda tente donc d’y remédier. « Si je peux faire en sorte que les grands-mères de demain soient tatouées comme nos arrière-grands-mères et grands-mères, je serais très contente », confie-t-elle.

La crainte de la disparition, c’est aussi ce qui préoccupe l’artiste tunisienne Nicène Kossentini. Âgée de 47 ans, elle a grandi à Sfax, ville portuaire située dans l’est du pays. Diplômée des Beaux-Arts de Tunis, elle s’installe quelques années en France pour poursuivre ses études avant de revenir à Tunis, où elle vit et travaille aujourd’hui. 

C’est un peu par hasard que Nicène Kossentini se lance dans une carrière d’artiste. Dans le cadre de son doctorat en arts plastiques à Paris, elle décide de travailler sur les paysages qui disparaissent peu à peu en Tunisie. Dans sa série Boujmal, elle superpose des photos familiales à des clichés de l’étang salé qui porte ce nom à Sfax et à des vers de poèmes arabes. Elle réalise également une vidéo sur le sujet. Sa directrice de recherche lui propose alors de l’intégrer à l’exposition qu’elle est en train d’organiser. « J’étais étonnée parce que je n’avais jamais pensé à ça », se souvient l’artiste, amusée. C’est en faisant des allers-retours entre la France et la Tunisie que Nicène Kossentini commence à percevoir « une disparition lente des repères » de son enfance, « tels que l’architecture ou la façon de parler ». Elle décide aussi, pour l’un de ses projets, d’enregistrer sa grand-mère conteuse, « parce que ça n’existe presque plus dans notre société », déplore-t-elle. 

Quant à son retour à Tunis, il lui a semblé totalement naturel. Elle ne se voyait pas continuer son processus de création en France : « Je n’étais pas inspirée. Pour moi, c’est très important d’être dans mon univers, et en France, j’étais étrangère », explique-t-elle, avant d’ajouter : « Je m’y sentais exilée dans le sens artistique du terme, dans ma réflexion. »

Malgré les diverses approches créatives de ces artistes, leur pratiques semblent tendre vers un but commun : celui d'illustrer une histoire et une culture qui fait fi des équations simplistes associées au monde arabe. Iels mettent en exergue non seulement les thèmes qui les lient au moment présent, mais également la beauté et la joie de l'héritage qui les accompagne. 

Crédits et légendes

Noujoud Rejbi est une autrice et podcasteuse basée à Paris.

Légende de l’image en pleine page : Mounir Ayache, Una linea storta tesa, 2023. Photographie de Daniele Molajoli.

Publié le 27 mai 2024.