Ali Cherri parle aux artefacts. Ou peut-être que ce sont les artefacts qui s’adressent à Ali Cherri. Quoi qu’il en soit, l’artiste sait instinctivement quoi en faire et, de son propre aveu, a « appris à ne pas remettre en question son intuition et à simplement la suivre ». De la même manière qu’un agriculteur pourrait greffer une bouture de citronnier sur un oranger et créer un agrume hybride, l’artiste libanais installé à Paris greffe des artefacts les uns aux autres afin d’établir ce qu’il décrit comme « une solidarité entre des corps brisés » une forme de sélection organique propre à son art. Entre ses mains, les notions d’ethnicité, de genre, de géographie et d’époque s’effacent. Ali Cherri perçoit en ces objets un esprit de coopération – une communauté d’êtres unis par l’épreuve. Est-ce la douleur qui les rassemble ? « Nous arrivons tou∙te∙s avec notre bagage, nous rencontrons l’autre qui a traversé des expériences similaires, et nous formons une communauté de survivant∙e∙s », explique-t-il.

L’artiste présente certaines de ces pièces dans les vitrines de l’exposition « Corps et âmes », à la Bourse de Commerce – Pinault Collection. Ces boîtes de verre du 19ᵉ siècle exposent des phrases issues du scénario du film Le Sang d’un poète (1930), de Jean Cocteau. Une scène en particulier résonne avec le travail d’Ali Cherri : un artiste y découvre avec stupeur que la bouche du visage qu’il vient de dessiner s’anime. Une évocation troublante de sa propre démarche, lui qui, à l’instar du personnage de Cocteau, insuffle une nouvelle vie à des objets inanimés.

Cela fait plus de 10 ans qu’Ali Cherri a commencé à constituer sa collection d’artefacts qui constituent la base de ses sculptures, principalement chez Drouot, la célèbre maison de ventes aux enchères parisienne. Des objets souvent sans grande valeur marchande selon lui, « laissés en dehors de l’histoire dominante et absents des musées ». Pourtant, leur diversité est saisissante : vestiges humains, sarcophages, masques, momies... Autant de témoins d’un passé fragmenté. Dans un processus qu’il qualifie « de greffe ou d’assemblage », il les transforme. « Je me contente d’être réceptif », affirme-t-il, refusant l’idée d’une intervention quasi divine. Son travail n’est pas une « résurrection », mais un acte de justice et de réhabilitation.

L’artiste est depuis longtemps fasciné par la logique des enchères. « Elles matérialisent en temps réel les fluctuations du désir : plus un objet est convoité, plus son prix monte ; sinon, il retourne à l’oubli », analyse-t-il. « Cette question est profondément politique – nous projetons du désir sur les objets, c’est tout le paradoxe de notre société de consommation. Les artefacts historiques en font partie. Je questionne les structures de pouvoir et la manière dont l’histoire s’écrit, car elle devient problématique. »

On pourrait voir dans sa méthode une forme de sorcellerie artistique. Ses œuvres diffusent un indéniable sentiment d’étrangeté, que lui-même ressent parfois – notamment face aux taxidermies. Mais cela ne reflète pas pour autant son état d’esprit. « Mon travail est bien plus sombre que moi », assure-t-il avec humour. Dans The Man with Tears (2023), exposé à la Bourse de Commerce, deux pièces de monnaie pendent de cordes attachées aux orbites vides d’une tête en pierre du 14ᵉ-15ᵉ siècle posée sur un buste en plâtre. The Dreamer (2023) montre des cornes de bélier en fer du Mali recouvrant le visage d’un personnage en argile. Ailleurs, des cornes de taureau à moitié enfouies dans le sable côtoient le regard bienveillant d’une statue égyptienne colossale pour Gilgamesh (The Death of Enkidu) (2023), tandis qu’un aigle en argile hérite de pattes de lion en bronze dans Monument to Rust (2024). Quant à Divination (2023), elle associe un visage féminin en marbre du 17ᵉ siècle à un fragment de marbre romain aux pieds étrangement métalliques – en réalité, des percussions antiques de la Troisième Période intermédiaire de l’Égypte (vers 1069-664 av. J.-C.). Soudain, ces artefacts semblent s’animer, à l’image des créatures mythologiques du Seigneur des anneaux – après tout, qui peut affirmer que cette épopée n’a jamais eu lieu ?

Et, dans le même temps, ces fragments d’histoire deviennent autre chose : des œuvres d’art contemporain dignes de musées.

Ali Cherri en a pleinement conscience. C’est même, en partie, son intention. Il y a quelque chose de profondément romantique dans sa volonté « de sauver et de ressusciter » des objets brisés, rejetés par l’histoire officielle. « Je les ramène au musée – mais pas dans un musée d’histoire. Je les introduis dans un musée contemporain, en tant qu’intrus », explique-t-il. « Ils viennent complexifier l’histoire. Moi, je ne suis que le passeur. »

Son rapport à ces lieux d’exposition est marqué par un épisode fondateur : une visite scolaire en 1991 au Musée national de Beyrouth. Il a alors 15 ans. En pleine guerre civile, la capitale libanaise est divisée entre l’Est et l’Ouest, et l’institution, située sur la ligne de front, devient à son tour un témoin de la violence du conflit. Pour protéger les collections, les responsables déplacent une partie des artefacts au sous-sol et en murent les issues ; d’autres sont recouverts de béton et de bois. « Je me retrouvais face à des blocs de ciment sur lesquels était scotchée une photo de ce qu’ils contenaient. Il fallait un acte de foi pour croire que ce qu’on ne voyait pas existait bel et bien », se souvient Ali Cherri. Cette suspension du visible devient alors un point de départ : comment les artefacts disparaissent-ils et que signifie leur effacement ? De là naît une réflexion sur les musées en tant que « lieux de pouvoir et de transmission », mais aussi de trauma.

Qui est à l’origine de l’œuvre : les artefacts ou l’artiste ? Il rit. « Je les écoute. Ils me disent ce dont ils ont besoin et ce qui leur manque. Parfois, ils restent avec moi pendant des années avant que je leur donne une nouvelle forme. » Pour lui, tenir entre ses mains un objet façonné il y a des millénaires, c’est inscrire son travail dans une lignée humaine. « C’est un héritage », conclut-il.

En janvier dernier, Ali Cherri a acheté aux enchères un masque égyptien ancien, présenté comme ayant appartenu à Jean Cocteau. Après avoir enquêté sur sa provenance, il obtient une facture de 1934 prouvant que le cinéaste l’a vendu, probablement pour financer son prochain film. Le masque, qui a inspiré Le Sang d’un poète, a désormais rejoint les « membres de la communauté » alignés sur l’étagère – le purgatoire – de son atelier, dans l’attente d’une métamorphose, le regard fixé toute la journée sur lui.

Mais pas celui-là, confie Ali Cherri dans un sourire : celui-là, il le garde pour lui.

Crédits et légendes

Ali Cherri est représenté par Almine Rech (Paris, Bruxelles, Londres, New York, Shanghai) et Galerie Imane Farès (Paris).

Exposition collective
« Corps et âmes »
Bourse de Commerce - Pinault Collection, Paris
Jusqu’au 25 août 2025

Depuis plus de 20 ans, Myrna Ayad écrit et contribue à plusieurs ouvrages, magazines et quotidiens consacrés à l’art visuel, et à la culture du monde arabe et de l’Iran. Conférencière, membre de jurys et modératrice, elle exerce en tant que stratégiste culturelle indépendante, collaborant à des projets dans le secteur du luxe, au sein d’institutions gouvernementales, d’entreprises privées et d’organisations à but non lucratif. Installée aux Émirats arabes unis depuis plus de 40 ans, Myrna Ayad est diplômée de l’American University à Dubaï, où elle vit avec son mari et leurs deux enfants.

Traduction française : Art Basel.

Légende de l'image en pleine page : Ali Cherri, Vingt-quatre fantômes par seconde, 2025. Vue de l’exposition « Corps et âmes », Bourse de Commerce – Pinault Collection, Paris, 2025. © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier.
Photo : Aurélien Mole / Pinault Collection.

Publié le 6 mars 2025.