« Les drogues nous ennuient avec leur paradis.
Qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir.
Nous ne sommes pas un siècle à paradis. »
Henri Michaux, Connaissance par les gouffres, 1961
En janvier 1955, l’écrivain, poète et artiste franco-belge Henri Michaux s’essaie à la mescaline, une drogue psychotrope issue du cactus mexicain peyotl et fréquemment utilisée lors de rituels amérindiens. Fasciné par la recherche médicale et l’expérimentation scientifique, Michaux cherche à explorer son « espace du dedans ». Jusqu’au milieu des années 1960, il s’adonnera donc à des expériences incluant, outre la mescaline, du LSD, du haschisch et de la psilocybine de champignons hallucinogènes. Lors de ces explorations, il suit un protocole scientifique rigoureux, consignant toutes les 15 minutes les effets de l’altération de sa conscience.
Ces notes manuscrites forment les brouillons de ses écrits mescaliniens Misérable Miracle (1956) et L’Infini turbulent (1957), puis Connaissances par les gouffres. Les quelque 300 dessins au stylo, crayon ou fusain qu’il produit également sous l’effet de la mescaline – exposés au Courtauld, à Londres, dans l’exposition « Henri Michaux: The Mescaline Drawings » – sont décrits par la commissaire Ketty Gottardo comme une « sismographie frémissante » de la psyché de l’artiste. Franck Leibovici, poète et archiviste de l’œuvre de Michaux, précise qu’ils tentent de « reproduire la mémoire somatique de la vibration mescalinienne ». Peut-être plus encore, cette série de dessins repose des questions qui ont hanté le 20e siècle : l’usage de drogues peut-il contribuer de manière productive aux pratiques artistiques ? Est-ce le fruit d’une démarche individuelle ou d’une énergie collective et générationnelle – et, surtout, quelles en sont les limites ?
Pour Michaux, l’expérience des stupéfiants correspond avant tout à un désir d’exploration de soi, à l’instar des surréalistes qui, fasciné·e·s par les rêves et le subconscient, s’étaient tourné·e·s vers des substances psychoactives pour stimuler leur créativité et libérer leur imagination. Dans les années 1920, Francis Picabia, provocateur inventif et autoproclamé loustic, idiot ou clown plutôt que peintre, ne cachait pas son attirance pour l’opium. Toujours à contre-courant, il déclarait : « Je ne peins pas ce que voient mes yeux, je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme. » Certaines de ses toiles évoquent sans détour les hallucinations provoquées par l’usage des opiacés. Dans des œuvres comme Hera (1929), Sphinx (1929) ou Aello (1930), Picabia utilise une technique de transparence, ou de superposition de visages, de corps ou d’éléments naturels, plongeant le·la spectateur·rice au cœur d’une rêverie sensuelle et hallucinatoire.
Les années 1960 marquent un tournant dans la relation entre drogue et création artistique, dont les dessins mescaliniens de Michaux figurent parmi les prémices. C’est une période de bouleversements sociaux, politiques et artistiques. Les artistes de l’époque ont soif de libertés et s’inspirent des mouvements beat et hippy, de lectures psychédéliques telles Les Portes de la perception d’Aldous Huxley (1954), de voyages initiatiques en Orient ou de personnalités comme Timothy Leary, qui prône l’usage du LSD. La consommation de drogues psychotropes devient alors un moyen d’expression artistique lié à une position contre-culturelle et contestataire.
L’un·e des principaux·ales passeur·euse·s de la Beat Generation en France est l’artiste et performeur Jean-Jacques Lebel qui, avec ses happenings provocateurs, utilise son corps comme un « laboratoire ambulant ». Ses dessins et collages constituent les traces de ces expériences sous psilocybine ou peyotl. Il réalise aussi des performances sous LSD, comme 120 minutes dédiées au Divin Marquis (1966), durant laquelle les spectateur·rice·s sont invité·e·s à entrer dans un espace où se mêlent lumières stroboscopiques, musique jazz et viande crue. Il forge d’ailleurs ses propres termes pour qualifier les substances – « agents hallucinatoires », « psychovitamines » –, et trace un parallèle entre son intérêt pour les drogues hallucinogènes et sa fascination pour la folie.
Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, la jeune Adrian Piper commence à fréquenter la School of Visual Arts de New York, et sa pratique artistique se tourne vers une expérimentation du subconscient. Sa rétrospective au Museum of Modern Art en 2018, « A Synthesis of Intuitions, 1965-2016 », présentait ses premiers travaux, marqués par une exploration fébrile de la conscience et par une pratique de la méditation. Alors que le LSD est une drogue encore légale aux USA, elle en fait usage pendant six mois en 1965. Cette expérience résulte en une série de peintures et de dessins rappelant avant tout l’art psychédélique, avec ses couleurs acidulées et ses formes tourbillonnantes, et évoquant les posters de concerts de l’époque. Elle figure les premières explorations de la représentation de soi de l’artiste, à travers une série d’autoportraits tels que LSD Self-Portrait from the Inside Out (1966), où une silhouette de femme semble disparaître dans la perspective d’une construction kaléidoscopique, à mi-chemin entre l’op art et la bande dessinée. « Je considère tout mon travail de cette période comme des panneaux indiquant la voie vers une réalité plus profonde qui, par définition, ne peut être représentée ou décrite. », explicitera-t-elle dans une interview ultérieure.
La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont marqués par une consommation accrue d’héroïne, substance aussi fascinante que meurtrière, permettant un plaisir immédiat et une extase de courte durée. Le photographe d’origine écossaise Graham MacIndoe a documenté sa propre expérience en se photographiant durant les années où il en était dépendant. Ses images illustrent son combat contre la drogue tout en mettant en lumière l’utilisation de ce médium et de sa dimension créative dans son parcours de guérison. Décrivant son processus, il déclare : « Au départ, je pensais pouvoir prendre des photos d’autres personnes se droguant, mais j’ai progressivement tourné l’appareil photo vers moi-même pour documenter la dépendance de l’intérieur. » Deux décennies plus tard, le graffeur et photographe Dash Snow, figure iconique de la scène new-yorkaise de l’époque et surnommé par le New York Times ‘La dernière incarnation de cette espèce new-yorkaise intemporelle, le Downtown Baudelaire’, ne survécut, quant à lui, pas à son addiction à l’héroïne, laissant derrière lui une communauté artistique bouleversée par la mort d’un des leurs.
Mexico, 1996. Francis Alÿs continue ses recherches à l’occasion d’une commande pour le musée d’art moderne Louisiana, à Humlebæk, non loin de Copenhague. Alors basé au Mexique depuis une dizaine d’années et familier des rituels ancestraux d’ayahuasca – une plante amazonienne dont on dit qu’un trip équivaut à dix ans de thérapie psychanalytique – l’artiste belge propose au musée sa pratique de promenades. Cherchant à être « physiquement présent », tout en étant « mentalement absent », il déambule pendant une semaine dans la ville sous l’effet de différentes substances psychotropes : alcool, haschisch, speed, héroïne, cocaïne, Valium et ecstasy. Il en rend compte par divers moyens – notes, photographies, dessins. Dans l’exposition, il présente « Narcotourism » (1996) sous la forme d’une page de texte comprenant des extraits des journaux de ses expériences (« Conscience d’un changement d’état, mais non suivi d’un écho visuel. Acuité auditive améliorée. Appétit disparu. Diminué. La nuit, nausées et soif. ») et d’une image photographique de ses pieds chaussés de Converse.
Entre mysticisme, expérimentation et inspiration, ces artistes démontrent comment les drogues peuvent ouvrir des horizons imaginaires, libérer la pensée et nourrir leurs processus créatifs, parfois au prix d’une dépendance destructrice, comme le montre l’exemple de Dash Snow. Il∙elle∙s nous montrent, enfin, l’importance de la provocation et de l’anticonformiste dans le geste artistique, toujours en marge de la société et en creux du monde visible.
Adrian Piper est représentée par Lévy Gorvy Dayan (New York, Londres) et Thomas Erben Gallery (New York).
Francis Alÿs est représenté par la Galerie Peter Kilchmann (Zurich, Paris) et la galerie David Zwirner (New York, Hong Kong, London, Los Angeles, Paris).
La succession de Dash Snow est représentée par Morán Morán (Los Angeles, Mexico).
« Henri Michaux: The Mescaline Drawings »
The Courtauld Institute of Art, Londres
Du 12 février au 4 juin 2025
Martha Kirszenbaum est curatrice, critique d’art et éditrice. Elle est basée à Paris.
Légende de l’image d’en-tête : Henri Michaux, Untitled, 1956. Collection privée. © ADAGP, Paris et DACS, Londres, 2025.
Publié le 26 février 2025.