Le directeur artistique de la Serpentine revient sur ses nombreuses rencontres avec la légendaire cinéaste française, de leur première Biennale de Venise à leur dernier déjeuner

Hans Ulrich Obrist

Hans Ulrich Obrist se souvient d’Agnès Varda

Je suis arrivé à Paris en 1991. J’avais obtenu une bourse pour être commissaire en résidence à la Fondation Cartier. C’est avec <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/13367/Dominique-Gonzalez-Foerster" target="_blank">Dominique Gonzalez-Foerster</a> que j’ai fait l’une de mes toutes premières visites d’atelier et c’est elle qui m’a conseillé de regarder les films d’<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/10415/Agn%C3%A8s-Varda" target="_blank">Agnès Varda</a>. Ce jour-là, nous avons parlé du lien à établir entre les mondes du documentaire, de la fiction, de l’art et de la littérature, de l’immense curiosité de Varda, ainsi que de l’idée qu’elle se faisait de l’amitié avec le temps et de son plaisir à le voir passer.
Onze ans plus tard, en 2002, avec Molly Nesbit et <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7088/Rirkrit-Tiravanija" target="_blank">Rirkrit Tiravanija</a>, j’ai commencé à travailler sur « Utopia Station » pour la 50e Biennale de Venise, dirigée par Francesco Bonami. L’exposition s’inspirait de la pensée de l’« utopie du tremblement » formulée par Édouard Glissant, et tâchait d’explorer les différentes façons de l’imaginer ou de la définir. On y présentait les œuvres de plus de 60 artistes, architectes, écrivain·e·s et interprètes, dont <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/9430/Yoko-Ono" target="_blank">Yoko Ono</a>, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8337/Martha-Rosler" target="_blank">Martha Rosler</a>, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6776/Anri-Sala" target="_blank">Anri Sala</a>, Tino Sehgal, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6767/Liam-Gillick" target="_blank">Liam Gillick</a> et Édouard Glissant lui-même.&nbsp;L’occasion se présentait enfin de collaborer avec Agnès. J’ai trouvé qu’il y avait dans ses travaux sur la nourriture, par exemple dans son documentaire sur les pratiques de glanage en milieu rural et urbain en France (Les glaneurs et la glaneuse, 2000), une dimension utopique, et qu’il serait donc intéressant de l’intégrer à l’exposition. J’ai appelé <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7802/Christian-Boltanski" target="_blank">Christian Boltanski</a> et&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6864/Annette-Messager" target="_blank">Annette Messager</a>, deux de ses ami·e·s, et leur ai demandé s’iels pouvaient nous mettre en relation.

C’est ainsi qu’a eu lieu notre première conversation. C’est dans son atelier / appartement / jardin / cuisine magique de la rue Daguerre que j’ai parlé à Agnès du projet à Venise, en lui expliquant que l’idée était aussi de repenser l’institution artistique du 21e siècle. Je me souviens qu’elle m’a dit : « Si l’on garde les yeux ouverts, tout est intéressant, surtout les gens ».
Lorsque nous l’avons invitée à participer à « Utopia Station », elle nous a avoué qu’elle avait toujours eu davantage envie de participer à l’exposition d’art de Venise qu’au festival du film, dans lequel elle avait été incluse à de nombreuses reprises. Agnès avait ce désir de dépasser les contraintes disciplinaires du monde du cinéma, où elle ne pouvait faire que des longs ou des courts métrages et des documentaires.

Je n’oublierai jamais le jour où elle est arrivée à Venise. C’était pendant la canicule de l’été 2003 ; à 11 heures du matin, il faisait déjà très chaud à l’Arsenale. Elle est arrivée déguisée en pomme de terre avec ce costume étonnant, aujourd’hui légendaire, qui émettait même des sons. Son installation comprenait le triptyque vidéo Patatutopia (2003), un hommage aux pommes de terre en forme de cœur, leur odeur flottait dans l’air et l’on pouvait les toucher. Il s’agissait d’un environnement multisensoriel et multi-écrans, et non d’une simple vue frontale.
Ce projet a ouvert un tout nouveau chapitre et inauguré une nouvelle approche pour Agnès, lui permettant de développer des espaces et des expériences cinématographiques inédit·e·s, multidimensionnel·e·s. Au cours des 15 dernières années de sa vie, elle a créé des installations artistiques à la Fondation Cartier, à la Biennale de Lyon, au Los Angeles County Museum of Art et dans de nombreux autres lieux importants. Cela montre qu’en matière de conservation et de pratique artistique, il peut être très important de sortir des sentiers battus.

Ses cabanes de cinéma, désormais emblématiques, en sont un exemple. Elle les a présentées lors de sa première grande exposition personnelle, « L’Île et Elle », à la Fondation Cartier en 2006. Chaque cabane est créée à partir de bobines de 35 mm de l’un de ses films. La dernière cabane qu’elle a construite de son vivant, Une cabane de cinéma : la serre du bonheur (2018), est dédiée à son premier film en couleur projeté en 1965, qui a scandalisé le public à sa sortie en abordant les complexités de l’amour et en préfigurant les révolutions sociales des années 1960. La cabane est au centre de l’exposition que j’ai organisée avec Arthur Fouray, et en étroite collaboration avec Rosalie Varda, à LUMA Arles.
L’exposition présente une partie de mes archives relatives à Agnès. Maja Hoffmann, la fondatrice et présidente de la Fondation LUMA, et la fondatrice de LUMA Arles, a fait des archives un élément important de sa vision de l’institution.

La cabane est constituée d’environ 2 500 mètres de bandes 35 mm. En son centre se trouvent les tournesols qui apparaissent dans le générique du film Le Bonheur (1965). En déconstruisant ainsi les films d’Agnès, image par image, et en mettant en avant leur matérialité, les cabanes de cinéma réinventent entièrement l’espace cinématographique, offrant de nouvelles lectures, non linéaires, de ses œuvres emblématiques. L’exposition comprend également les entretiens que j’ai réalisés avec Agnès au fil des ans ; il y en a neuf au total, enregistrés dans différents lieux.
La dernière conversation que j’ai eue avec elle a été très intime. Je préparais avec Isabela Mora une exposition à Santander dédiée à <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6732/Alexander-Calder" target="_blank">Alexander Calder</a>, pour laquelle je voulais créer une histoire vivante de l’art de Calder à travers tous ses projets non réalisés, ses contemporain·e·s et les personnes qui l’ont bien connu. J’avais prévu de rencontrer Agnès, mais environ un mois avant la date envisagée, j’ai reçu un appel téléphonique de Sandy Rower,&nbsp;Président de la Fondation Calder et petit-fils de l’artiste, me disant que je devais venir immédiatement parce qu’elle n’allait pas bien. J’ai pris le train pour Paris, où je suis arrivé un dimanche matin, et nous avons fait l’interview sur Calder. Elle m’a raconté qu’iels allaient ensemble à la plage et qu’il fabriquait des bijoux pour elle dans le coffre de sa voiture où il gardait tous ses outils, sans lesquels il ne sortait jamais.

Ce qui est extraordinaire dans cette dernière conversation, c’est qu’à un moment donné, Agnès a transformé notre entretien en un déjeuner. De plus en plus de gens ont commencé à arriver. Il y avait Rosalie Varda, sa fille, Mathieu Demy, son fils, Christian Boltanski et Annette Messager, <a href="https://parisplus.artbasel.com/catalog/artist/7402/JR" target="_blank">JR</a> et Prune Nourry, <a href="https://parisplus.artbasel.com/catalog/artist/9632/Koo-Jeong-A" target="_blank">Koo Jeong A</a> et moi-même. Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer, mais c’est devenu une réunion d’adieu, puisque c’était la dernière fois qu’elle voyait ses ami·e·s. Nous avons tous·tes fait un dessin de cadavre exquis, puis Agnès nous a appelé·e·s dans sa cuisine, où elle a demandé à chacun des couples de s’asseoir à la table et de se tenir par la main. Elle a grimpé sur une échelle qu’elle avait installée et a pris une photo de nos mains d’en haut. Elle a ensuite envoyé à chacun des couples un tirage de la photographie et a créé sa propre œuvre à partir de toutes ces mains, intitulée Les Mains complices
(2019) – un mur de 19 mains imbriquées, car elle a répété le processus pendant plusieurs jours avec d’autres ami·e·s.
Je n’oublierai jamais ce moment intime passé dans la cuisine avec Agnès et ses ami·e·s en mars 2019. Je lui ai demandé pourquoi elle faisait cela, et je n’oublierai jamais non plus sa réponse : « J’ai passé 90 ans sur cette planète et je veux montrer qu’en fin de compte, ce qui compte vraiment, c’est l’amour ».

Hans Ulrich Obrist est directeur artistique de la Serpentine à Londres et conseiller sénior à LUMA Arles.
« Archive de Hans Ulrich Obrist - Chapitre 3 : Agnès Varda Un jour sans voir un arbre est un jour foutu » Jusqu’au 30 avril 2024 LUMA Arles
« Viva Varda ! » Jusqu’au 28 janvier 2024 La Cinémathèque française, Paris
Traduction française : Henri Robert.
Publié le 21 novembre 2023.
Légende des images en pleine page, de haut en bas : 1. Agnès Varda dans son studio de photographie rue Daguerre, 1955 © Succession Agnès Varda. 2. Agnès Varda, photogramme des Plages d’Agnès revisitant Je ne vois pas la (femme) cachée dans la forêt de René Magritte © 2008 ciné-tamaris. 3. « Archive de Hans-Ulrich Obrist - Chapitre 3 : Agnès Varda, Un jour sans voir un arbre est un jour foutu », Une Cabane de cinéma : La Serre du Bonheur, 2018. © Adrian Deweerdt.

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Artists

BNM - Banner Module

HUO, Agnès, Gleaners

Agnès BW

Lady Potato

La Serre du Bonheur

P910

Les Plages d’Agnès

P1112 Credits

Mains complices

Text Module

H2 - Headline title

Information module

The Serpentine’s artistic director reflects on his many encounters with the legendary French filmmaker, from their first Venice Biennale to their last lunch

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