Il existe un proverbe en créole haïtien qui dit : « Chak zarenyen gen 1,000 pitit fi; chak pitit yo gen yon sèl manman. » : « Chaque araignée a 1 000 filles ; mais chacune n’a qu’une seule mère. » Ce dicton pourrait bien s’appliquer aux voix artistiques d’Haïti, diverses mais unies par un héritage commun profondément ancré dans l’histoire et les traditions syncrétiques de ce pays des Antilles. Aux États-Unis, plusieurs expositions mettent actuellement en lumière des artistes modernes et contemporain·e·s lié·e·s à l’île, qui sont nombreux·ses à avoir acquis des styles uniques mêlant réalisme du quotidien, engagement politique et mythologie.
Des peintres du 20ᵉ siècle, comme Hector Hyppolite, Rigaud Benoit et Jean Wilner – présentés en ce moment dans l’exposition « Spirit & Strength: Modern Art from Haiti » à la National Gallery of Art à Washington – ont développé une esthétique moderniste entre réalité, conte biblique et lutte politique. Hector Hyppolite, que le surréaliste André Breton a mystérieusement décrit comme « le gardien d’un secret », peignait avec des pinceaux, ses doigts ou des plumes de poulet. Son tableau The Congo Queen (1946) représente Erzulie Dantor, la divinité protectrice des femmes et des enfants. Arrest of Toussaint L’Ouverture, June 7, 1802 (1971) de Jean Wilner met en scène l’arrestation du grand général révolutionnaire haïtien dans une atmosphère singulière et colorée : l’épée du militaire est brandie, un vase de fleurs est renversé, et un mur d’un vert pâle nimbe d’un calme spectral la ruée des soldats français. L’histoire complexe du pays a incontestablement influencé la créativité de ses artistes.
Le 20ᵉ siècle haïtien a été marqué par la dictature des Duvalier père et fils, et par leur milice des Tontons Macoutes. Après l’arrivée au pouvoir en 1957 de François Duvalier, dit Papa Doc, l’artiste Hervé Télémaque décide de fuir Haïti pour New York, où il s’initie à l’expressionnisme abstrait et au surréalisme. Lassé du racisme aux États-Unis, il s’installe à Paris en 1961. Influencé par les objets du quotidien, la bande dessinée et la psychanalyse, Hervé Télémaque développe un langage visuel puissant, inspiré à la fois par la culture de consommation et le vaudou haïtien. Il importe de distinguer cette dernière source d’inspiration des descriptions souvent caricaturales qui en sont faites en Occident et dans la culture pop. Dans la cosmologie du vaudou haïtien, les Lwas sont des esprits intermédiaires entre l’homme et le grand maître, la divinité suprême. Ces esprits prennent des formes multiples : fripons, sirènes, taureaux à trois testicules, guerriers, guérisseurs… Certains estiment leur nombre à plus de mille. Le vaudou haïtien n’est pas seulement un système spirituel : il donne un sens au pouvoir, que ce soit au sein du foyer ou de l’État, et sert de matrice fertile pour de nombreux artistes haïtien·ne·s.
En 1980, sous la dictature de Jean-Claude Duvalier (Baby Doc), des milliers d’Haïtien·ne·s fuient vers les États-Unis, et particulièrement en Floride, où il·elle·s rencontrent racisme et déportations de masse. Viter Juste, un leader communautaire haïtien de Miami, milite pour la création d’un « petit Port-au-Prince », et le quartier de Little Haïti voit le jour. Aujourd’hui menacée par la gentrification climatique, cette partie de la ville, ornée des fresques colorées de Serge Toussaint, est ancrée autour du Little Haïti Cultural Complex (LHCC), un joyau architectural de maisons en A et de façades ouvragées. Le centre présente actuellement « Global Borderless Carribean XVI: Haiti in the Heartland », une exposition en plein air d’œuvres de maîtres haïtiens comme Rigaud Benoit et Paul Lalibert.
Les artistes haïtiano-américain·e·s, dont certain·e·s ont grandi à Little Haïti, bénéficient désormais d’une reconnaissance institutionnelle et commerciale accrue, bien qu’encore timide. Parmi eux·elles, citons Naudline Pierre, née en 1989 au Massachusetts de parents haïtiens. L’artiste a développé sa propre mythologie féminine, essentiellement en peinture, mais aussi dans des œuvres en fer forgé. Inspirés par les histoires religieuses de son enfance, ses personnages féminins aux ailes d’ange ou recouverts d’écailles démoniaques s’étreignent tendrement ou dansent dans des décors célestes de flammes éclatantes – ou dans des atmosphères teintées d’un bleu et d’un vert mélancoliques, comme autant de lieux mystiques où les nuages et les étoiles incarnent des personnages à part entière.
C’est principalement la peinture que l’on associe à l’art haïtien, mais sur PAMMTV, la plateforme numérique du Pérez Art Museum Miami (PAMM), le public peut également découvrir des vidéos
de la diaspora haïtienne. Dans Reeds/Wozo: Movement Study I (2022) de Monica Sorelle, deux femmes plongées dans le noir – l’une filmée à Port-au-Prince, l’autre à Miami – s’attèlent à diverses tâches domestiques en roulant des hanches, sur une voix narrant la force des femmes dans la révolution haïtienne. iBrooks (2022) d’Edny Jean Joseph transpose la gravure du plan d’un navire négrier en un code binaire, traçant une ligne directe entre l’atrocité de la traite atlantique et le racisme à l’ère numérique.
À Port-au-Prince, l’El-Saieh Gallery est une institution majeure de l’art moderne et contemporain haïtien. Fondée dans les années 1950 par le musicien Issa El-Saieh (récemment décédé), qui fusionnait jazz, rara et sons afro-cubains, la galerie est dirigée par sa famille, et notamment son petit-fils Tomm El-Saieh, dont les toiles aux motifs hypnotiques, bientôt visibles sur le stand de Luhring Augustine lors d’Art Basel Miami Beach, évoquent le vaudou et les percussions. Il a également organisé « Ayiti Toma II: Faith, Family and Resistance », une exposition d’artistes haïtien·ne·s à New York visible jusqu’au 11 janvier prochain.
Cette exposition souligne l’importance de la famille dans l’art haïtien. Philomé Obin, exposé à la Biennale de Venise, et son jeune frère Sénèque ont développé leur propre école de peinture. Le travail figuratif de Philomé inclut des scènes sociales aux récits denses, dont des cérémonies de carnaval se déroulant devant des services de santé définitivement fermés. Sa toile Crucifixion of Péralte (1964) fait écho à une photographie de 1919 utilisée comme outil psychologique par l’armée américaine pour montrer l’exécution de ce révolutionnaire. Viktor El-Saieh, le frère cadet de Tomm, fusionne mythologies haïtiennes, décors futuristes, palettes éclatantes et grilles modernistes pour créer des personnages comme Fet Chaloska, une figure de carnaval exhibant des dents terrifiantes et inspirée par l’homme brutal qui dirigeait la police nationale au début des années 1900.
Pendant la foire Art Basel à Miami Beach, la galerie locale Central Fine accueillera une exposition parallèle à celle de Luhring Augustine, intitulée « Ayiti Toma III ». Seront présentées des œuvres de Maksaens Denis, dont la pratique inclut des séquences documentaires de la vie quotidienne en Haïti manipulées numériquement pour créer des fractales colorées, superposées à des cadres sculpturaux en métal découpé semblables à des autels abstraits et figuratifs. Une sculpture du célèbre Georges Liautaud – une sirène espiègle, issue d’un monde d’ombres et également réalisée en métal découpé – sera également exposée. Né en 1899 à Croix-des-Bouquets, Georges Liautaud réparait des voies ferrées pour l’industrie sucrière et fabriquait des croix pour un cimetière. Ses sculptures en deux dimensions incluent des représentations abstraites de chats et d’esprits vaudous ; cette réutilisation de matériaux mécaniques est devenue une caractéristique de l’art haïtien. Des matériaux plus doux seront également présentés : les quilts en collages de Mark Fleuridor, peuplés de personnages dont les visages sont remplacés par des motifs de fleurs cosmiques.
La diversité de la vie et de la culture haïtiennes est peu discutée aux États-Unis, et en Occident de manière générale. De Frankétienne, écrivain en lice pour le prix Nobel de littérature et peintre de figures monochromatiques audacieusement complexes, à Myrlande Constant, dont les éclatants drapeaux vaudous sont fabriqués avec des milliers de perles colorées et l’aide de sa famille, les artistes haïtien·ne·s n’ont que trop peu reçu la reconnaissance qu’il·elle·s méritent – même si les choses commencent à évoluer. Alors que la nouvelle administration américaine envisage de révoquer le statut de protection temporaire des immigré·e·s haïtien·ne·s, actuellement accordé à plus de 200 000 personnes, des leçons peuvent être tirées de celles et ceux qui ont établi une identité artistique et culturelle ingénieuse malgré la répression coloniale, les crises climatiques, les troubles politiques et la violence. Les œuvres d’art haïtiennes ne sont pas simplement un baume pour les moments difficiles : elles peuvent tracer une voie pour l’avenir, dans ce monde et au-delà, à un moment où l’ingéniosité, la force et l’imagination sont particulièrement nécessaires.