Inspirée par les grandes luttes du 20e&nbsp;siècle, l’artiste expose ses toiles grisées à la Collezione Maramotti en Italie

Emmanuelle Lequeux

Giulia Andreani peint l’histoire des sans-voix

Elle a des airs de madone électrique et un talent fou. « Desperate house painter », se décrit-elle pourtant, avec son humour ravageur de jeune maman. Prolifique, passionnément bavarde, ne renonçant jamais face à l’adversité, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/49310/Giulia-Andreani" target="_blank">Giulia Andreani</a> a coutume d’être sur tous les fronts. Dans son atelier tout proche du cimetière Montmartre, au cœur de la villa des Arts, elle ne cesse de virevolter entre les archives qu’elle accumule, les toiles auxquelles elle apporte la dernière touche et les détails logistiques de son exposition au sein de la Collezione Maramotti, inaugurée le 29 octobre, à Reggio Emilia, dans son Italie natale.

La première fois que nous l’avions rencontrée, il y a une dizaine d’années, Giulia Andreani hantait un commissariat abandonné, au milieu d’un terrain vague de Montrouge : sa « maison de sorcière ». Depuis, le succès est arrivé, les expositions se sont multipliées et le berlinois Max Hetzler en a fait une des têtes de proue de sa galerie parisienne. La jeune femme a pourtant gardé sa fougue et la tête froide. Sous la lumière septentrionale de la verrière, ses gris bleutés habillent toutes sortes de scènes et de personnages ; sous son pinceau, l’histoire reprend vie. De toutes les luttes du 20e siècle, elle a fait sa matière première. Du gris de Payne, elle a fait sa signature, « une couleur inventée par le paysagiste britannique du 18e siècle William Payne », explique-t-elle. « C’est un gris bleuté avec un peu de rouge et de terre, la couleur de l’ombre et de la brume. Il est ma façon de rester ancrée dans les images que j’utilise comme source, toutes en noir et blanc. Dans mon travail, la couleur serait trop bavarde. »

Les combats de 1914-1918, la résistance contre les fascismes de tout acabit, la guerre froide et les ardeurs du féminisme… Cette mémoire l’accompagne. Elle en déniche les images dans toutes sortes d’archives, qu’elle recompose et réinvente ensuite dans ses tableaux, comme elle nous le raconte dans son français chantant de polyglotte : Giulia Andreani parle couramment allemand, anglais et espagnol, à tel point qu’elle a failli échouer dans une école d’interprète. Elle a échappé à ce destin en entrant aux Beaux-Arts de Venise, même si personne, dans sa famille, « ne croyait en cette fofolle que j’étais de vouloir devenir artiste ». Native de Mestre, banlieue industrielle de la Sérénissime, elle a adoré vivre dans le saint des saints de la culture italienne : « L’école était collée à l’Accademia, tous les jours j’allais voir les Bellini, les Tintoret », se souvient-elle. « Mais je ne voulais pas y rester, la ville est un peu étouffante, et pas l’endroit le plus progressiste qui soit. Bon courage quand tu sors dans le brouillard après avoir bouffé du Tintoret ! ». Résistant aux diktats de « ces beaux-arts de caryatides », elle y peaufine sa connaissance de l’école de Leipzig ; elle apprend autant de ses comparses russes, serbes et croates que de « [son] prof calabrais, super macho. Je n’ai pas joué le jeu de l’atelier, cet asservissement ; assez vite, je me suis mise à peindre dans un squat plutôt qu’à l’école ». L’Arte Povera et <a href="https://www.artbasel.com/cities/catalog/Maurizio-Cattelan" target="_blank">Maurizio Cattelan</a> règnent alors en maîtres incontestés. « Nous, peintres, on se sentait comme des ovnis. »

Diplômée en 2008, adoratrice du dadaïsme berlinois et notamment de Hannah Höch, elle rêve de poursuivre ses études en Allemagne, « le seul pays à ne pas considérer les peintres comme des lépreux·euses ». L’amour la conduit finalement à Paris, où elle vit depuis 15 ans. À la Sorbonne, elle s’engage dans une recherche sur les peintres communistes de Leipzig sous la RDA, s’initie aux écrits de Jean-Luc Nancy et d’autres théoricien·ne·s français·es, plonge dans l’univers des peintres qu’elle chérit : Luc Tuymans, Michaël Borremans et, plus que tout, Gerhardt Richter, pour qui elle a « une passion incroyable ».
« Je voulais comprendre ce rejet contemporain de la peinture figurative, j’avais besoin de trouver des raisons de faire de la figuration aujourd’hui. » La peinture figurative serait « de droite, régressive », « Tu ne peux pas être féministe et peintre »… Autour d’elle, elle entend les pires clichés. Nourrie de cultural studies, attentive à l’histoire de l’art conceptuel, elle les déconstruit patiemment, persuadée que « toute œuvre est politique. Aujourd’hui, je me heurte moins à ces a priori. Mais je reste toujours dans la bagarre intellectuelle, sinon mon travail n’aurait pas de raison d’être. Figuratif ? Cela ne veut rien dire, il y a mille raisons de figurer. C’est très important de ne pas être là où on t’attend, sinon tu deviens de la marchandise ».

La voilà donc peintre d’histoire. Mais d’une histoire des invisibles, des prolétaires, des sans-voix et sans-visages. À chaque projet d’exposition, lors de chaque résidence, elle plonge dans les archives qu’on lui ouvre, du Musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne à la villa Médicis de Rome. « J’aime fouiller dans les archives marginales, trouver des images non encore digitalisées que je peux révéler par mon travail d’imbécile rétinienne. » Pour sa carte blanche à la Collezione Maramotti, elle s’est immergée dans l’histoire locale de la région de Bologne. Un travail « abyssal » et particulièrement essentiel alors que cette monographie signe son premier grand retour en Italie, « après 20 ans d’aplatissement des cerveaux par Berlusconi ».

Elle y mène sa quête dans les fonds d’images de l’entreprise de mode Max Mara, initiatrice du centre d’art qui l’invite, et y déniche notamment une photographie, prise dans les années 1940, de l’école de couturières créée par la fondatrice de la marque. Le visage de l’une des jeunes filles, la seule qui regarde l’objectif, lui inspire un portrait « un peu Joconde, un peu satanique. Elle, c’est l’improduttiva, l’improductive, qui donne son titre à mon exposition ». Elle tombe aussi sur des livres évoquant un hôpital psychiatrique de la région ; d’autres silhouettes en surgissent sur ses toiles, comme cette petite fille attachée à sa chaise. Elle explore également les archives de l’association Istoreco, qui rassemble les souvenirs de la résistance antifasciste dans la plaine du Pô, déterre albums de familles ouvrières, tracts syndicaux, revues anarchistes. « Ce chapitre de notre histoire a été très peu étudié en Italie. Avoir ces documents en main a été une intense émotion pour moi, réveillant le fantôme d’histoires de famille. Ces choses-là, on les porte dans nos cellules. »

Commence alors le processus de digestion de toutes ces sources iconographiques, « qu’il a fallu réorganiser puis penser en peinture, faire sortir des rails de la seule restitution historique ». Pour guide dans ce dédale de l’histoire, elle s’est choisie le dramaturge Bertold Brecht ; pour ligne de conduite, son concept de distanciation. « Le pathos est très italien, il enveloppe le·la spectateur·rice dans quelque chose de très néfaste, alors j’ai besoin de cette “Verfremdung”, cette distanciation critique que propose Brecht. » Vient ensuite le temps du « montage », du collage de toutes ces histoires, qui donne naissance à d’amples mises en scène, parfois longues de trois ou quatre mètres, comme celle qu’elle a réalisée au printemps pour l’exposition des archives Condé Nast au Palazzo Grassi de Venise. « Ce moment du montage me torture l’esprit », reconnaît-elle. « C’est alors que j’entre dans une dimension uchronique, où la perspective historique se perd un peu, où les archives se mêlent de façon paradoxale. La peinture me permet à la fois de digérer et de vomir tout cela. »

Giulia Andreani est representée par <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1133/Galerie-Max-Hetzler" target="_blank">Galerie Max Hetzler</a> (Berlin, Londres, Paris).
Emmanuelle Lequeux est une journaliste basée à Paris.
« L'improduttiva » Jusqu'au 10 mars&nbsp;2024 Collezione Maramotti Reggio Emilia (Italie)
Publié le 7 novembre 2023.
Légende de l'image de pleine page&nbsp;:&nbsp;« L’improduttiva » à la Collezione Maramotti. © Giulia Andreani -&nbsp;Adagp, Paris, 2023. Avec l'aimable autorisation de l'artiste et de la Galerie Max Hetzler. Photographie par Dario Lasagni.&nbsp;2. « 'Fabulation », 2023. © Giulia Andreani - Adagp, Paris - Palazzo Grassi, 2023. Avec l'aimable autorisation de l'artiste de la Galerie Max Hetzler. Vue de «&nbsp;Chronorama Redux&nbsp;» au Palazzo Grassi, 2023. Photographie par Marco Cappelletti.

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Inspired by the great struggles of the 20th century, the artist is showing her grey canvases at the Collezione Maramotti in Italy

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