L’art moderne a fait de la peinture un terrain d’expérimentation. Au 20e siècle, l’abstraction marque une rupture majeure en s’affranchissant de l’héritage figuratif. Dans la période de l’après-guerre, Georges Mathieu (1921-2012) occupe une place singulière au cœur de ce mouvement. Fondateur autoproclamé de l’abstraction lyrique, il développe en autodidacte une pratique où le geste prime, instantané et irrévocable. Précurseur d’un amorphisme performatif, il est longtemps resté en marge du récit dominant, éclipsé par ses contemporain∙e∙s américain∙e∙s.

Plus de dix ans après sa disparition, la Monnaie de Paris et le Centre Pompidou lui consacrent une rétrospective inédite, jusqu’au 7 septembre. Tandis que la première de ces institutions l’accueille, la seconde en fait l’un des premiers événements de sa programmation hors les murs durant sa fermeture pour travaux.

Un effort de réhabilitation posthume salué par Édouard Lombard, directeur du comité Georges Mathieu : « Son travail a longtemps souffert de préjugés en France. On parlait déjà, dans les années 2000, d’une sortie du purgatoire ; ce fut long, mais je pense qu’il en est enfin rescapé. » Cette redécouverte s’inscrit dans une dynamique de reconnaissance portée par le comité, qui œuvre à sa revalorisation sur la scène artistique mondiale – l’an dernier, il supervisait la première rétrospective asiatique de l’artiste à Shanghai, au Long Museum.

« Le marché nous donne raison », souligne Édouard Lombard, observant l’ascension de la cote de l’artiste ces dernières années. Déjà, en 2018, Hommage au Connétable de Bourbon, auteur du sac de Rome (1959), monumentale toile de 6 mètres, marquait les esprits à Art Basel à Bâle. Son intégration au secteur Unlimited, rare pour une peinture moderne, rappelait son caractère expérimental : exécutée en moins de 40 minutes lors d’une performance musicale avec Pierre Henry au Fleischmarkt Theater à Vienne, elle captivait par sa composition tendue et son accent dramatique — un faisceau central de projections pourpres, jaunes et blanches, enchevêtrées sur un fond de bleus profonds.

Pour Franck Prazan, à l’origine de la présentation à Bâle et d’un stand solo de Georges Mathieu à Art Basel Paris en 2022, ce regain d’intérêt traduit une relecture plus large de la peinture d’après-guerre. « Georges Mathieu a toujours eu ses collectionneurs – en Asie, aux États-Unis et même au Moyen-Orient. Son travail traverse les frontières culturelles », explique-t-il. « Mais ces acheteurs n’avaient pas nécessairement le profil de ceux d’aujourd’hui, qui investissent dans des œuvres majeures. »

Éric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), se réjouit d’exposer Georges Mathieu à la Monnaie de Paris : « L’institution souhaitait se recentrer sur des expositions liées à ses collections et à son activité industrielle. Or, il se trouve que l’une des premières expositions d’art organisées ici était consacrée à cet artiste. » C’était en 1971. S’appuyant notamment sur les fonds du Musée national d’art moderne, la rétrospective explore une œuvre totale, déclinée en une dizaine de thématiques, du geste médiéval à la période orthogonale, en passant par les expérimentations japonisantes, zen. De grandes mêlées picturales comme Les Capétiens partout ! (1954) et La Bataille de Bouvines (1954) côtoient des créations plus épurées telles Karaté (1971), avant d’ouvrir notamment sur un retour à la figuration, unique chez Mathieu, avec La Libération d’Orléans par Jeanne d’Arc (1982).

Plutôt qu’une célébration du génie artistique, le commissariat se veut lucide et sans complaisance. « Je ne suis pas intéressé par les monographies héroïques », tranche Éric de Chassey. « Les théories énoncées par Mathieu ont engendré une lecture très pontifiante de son travail qui, à mon sens, n’est ni totalement fausse ni totalement juste. Il y a une part beaucoup plus ambiguë et contradictoire dans son travail, que j’espère pouvoir mettre en lumière. » Georges Mathieu a largement commenté sa propre pratique, développant une pensée esthétique mêlant une théorisation cyclique de l’histoire de l’art à des concepts issus de la philosophie et de la physique quantique.

Derrière l’image d’un dandy fantasque, polémiste et royaliste se dessine l’héritage d’un artiste inclassable. Prolifique, Georges Mathieu ne se limite pas à la peinture. Il investit les arts appliqués, signant la pièce de 10 francs – véritable icône populaire –, son œuvre la plus diffusée puisque frappée à près de 600 millions d’exemplaires dès 1974, mais aussi des collaborations avec la Manufacture de Sèvres, des affiches pour Air France, ainsi que des pièces architecturales et des médailles.

Il faut voir Georges Mathieu à l’œuvre pour saisir l’explosivité, la frénésie qui habitent ses toiles – ce que permet l’exposition avec des films et des archives inédites retraçant certaines de ses réalisations-spectacles. En pleine conscience, guidé par l’émotion, l’urgence du geste et le risque, l’artiste déversait la couleur à même le tube. Pour Édouard Lombard, son art relève aussi « d’un acte de générosité », d’un désir de partage.

L’exposition revient également sur le dialogue entre artistes. Un tableau de Jackson Pollock et un autre de Wols figurent dans le parcours. Georges Mathieu fut un passeur d’idées, jouant un rôle clé dans les échanges intellectuels transatlantiques. Il dirige pendant dix ans la revue United States Lines Paris Review, où il invite Salvador Dali, John Cage et Marcel Duchamp, et révèle au public européen les expressionnistes abstraits américains – Mark Tobey, Willem de Kooning, Arshile Gorky, Ad Reinhardt, Mark Rothko, Morgan Russell, Walter Sauer – dès la fin des années 1940.

Georges Mathieu tisse ainsi des liens entre les époques. Son œuvre Les Nymphes de Diane, conçue pour l’escalier d’honneur de la Monnaie de Paris en référence à un opéra de Rameau, pourrait retrouver sa place pour la première fois depuis 1971. Aussi, en écho à son héritage, des figures du graffiti contemporain – JonOne, Lek & Sowat, Nassyo, Camille Gendron, Matt Zerfa – sont invitées à intervenir in situ. Une belle manière d’affirmer que l’artiste, loin d’appartenir au passé, continue de susciter fascination et débat de manière équivoque.

Légendes et crédits

La succession de Georges Mathieu est représentée par Templon (Paris, Bruxelles, New York), Perrotin (Paris, Hong Kong, Londres, Los Angeles, New York, Séoul, Shanghai, Tokyo), Applicat-Prazan (Paris), Mazzoleni (Turin, Londres), Galerie Pascal Lansberg (Paris) et Nahmad Contemporary (New York).

Georges Mathieu
Du 11 avril au 7 septembre 2025
Monnaie de Paris
Paris

Tifenn Durand est passionnée d’art et étudiante en master à Sciences Po Paris. Elle collabore régulièrement avec l’équipe éditoriale d’Art Basel.

Publié le 10 avril 2025.

Légende de l'image d'en-tête : Georges Mathieu, La Bataille de Bouvines, 1954. Collection Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne, Centre de création industrielle. Crédit photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI/Bertrand Prévost/Dist. Grand Palais RMN. © Adagp, Paris, 2025