<p>Un foisonnement de projets, notamment dans l'espace public, dynamise la scène artistique de la deuxième ville suisse</p>

Elisabeth Chardon

Surprendre plutôt qu'éblouir : à Genève, un monde de l'art contemporain en mutation exponentielle

<p>Où en est Genève avec l’art contemporain ? Que faut-il voir dans cette ville de 200 000 habitant∙e∙s, qui commence enfin à se concevoir comme une agglomération transfrontalière de plus d’un million de personnes sous le nom de Grand Genève ? Au bout du Léman, on a souvent tendu le bâton pour se faire battre, accumulant les attentes et les échecs : le projet Jean Nouvel pour le Musée d’art et d’histoire (MAH) en 2016 ou celui d’une Cité de la musique en 2021, par exemple. Mais aujourd’hui se dessinent des échappées belles, de quoi espérer une résilience malgré la fermeture de quelques galeries au terme des années de pandémie – d’autant plus que l’offre muséale devrait être considérablement revisitée d’ici la fin de la décennie, avec bientôt un nouveau concours pour repenser le MAH et le réaménagement du Musée d'art moderne et contemporain (MAMCO), du Centre d’art contemporain et du Centre de la photographie, planifié respectivement en 2025 et 2026. C’est à un véritable <em style="background-color: initial;">work in progress</em> qu’on assiste donc. Et l’actualité de cette fin janvier en est un bel écho.</p>

<p>En parallèle à artgenève (jusqu'au 29 janvier) s’ouvrent deux des grandes expositions de l’année genevoise. L'une d'elles se déploie au MAH, dédié que très secondairement à l’art d’aujourd’hui et pourtant dirigé depuis 2020 par une pointure dans le domaine, Marc-Olivier Wahler. Ce natif de Neuchâtel, qui a notamment chapeauté le Swiss Institute de New York, multiplie les regards contemporains sur des collections aussi vastes qu’hétéroclites et surtout trop endormies. Après la Viennoise&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/43569/Jakob-Lena-Knebl">Jakob Lena Knebl</a> et le commissaire d'exposition français Jean-Hubert Martin, c’est au tour d’<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/8519/Ugo-Rondinone">Ugo Rondinone</a> de bénéficier d’une carte blanche (Marc-Olivier Wahler a été le premier à l’inviter comme curateur, pour l’exposition « The Third Mind », qui avait fait mouche au Palais de Tokyo en 2007).&nbsp;</p><p>« When the sun goes down and the Moon comes up » compte plus de 500 objets choisis parmi les quelque 650 000 des réserves du musée (archéologie, beaux-arts et arts appliqués), créant un parcours narratif qui inclut également des œuvres d’Ugo Rondinone et fait la part belle à un autre Suisse au succès international, Félix Vallotton.</p>

<p>Au Centre d’art contemporain, Andrea Bellini (commissaire du Pavillon suisse à Venise en 2024) collabore pour la deuxième fois avec la Collection de l’art brut de Lausanne. Après une passionnante exposition sur les écritures en 2020, « Chrysalide : le rêve du papillon » est forte de quelque 60 artistes – dont Ataa Oko, Grisélidis Réal, Marianna Simnett, Sin Wai Kin, ou encore <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7144/Kaari-Upson">Kaari Upson</a> – et plus de 200 œuvres, toutes liées à l’idée de transformation, avec un programme annexe de performances, de films et de concerts.</p><p>Dans le Bâtiment d’art contemporain (BAC), au MAMCO, ce sont les derniers jours de l’exposition (jusqu’au 29 janvier) consacrée à l’Italienne Laura Grisi (1939-2017), représentative de la ligne très historique défendue par le directeur du musée, Lionel Bovier, qui exposera dès le 22 février des dessins de General Idea et l’œuvre protéiforme d’Ian Burn. Le MAMCO développe ainsi un regard dans la continuité de son fondateur, Christian Bernard, mais en accentuant cette dimension historique et avec une envergure plus internationale, ce qui permet de redécouvrir, voire de découvrir, des artistes des dernières décennies du XX<sup>e</sup> siècle.</p>

<p>Dans la continuité d’un projet de recherche (2016-2019) conduit avec la HEAD – Genève, il accueille aussi les Archives Ecart, toujours stimulantes tant elles témoignent de la grande liberté créative de ce qui est à la fois un groupe d’artistes, un espace d’art indépendant et une maison d’édition, nés en 1969 en cousinage avec le mouvement Fluxus.&nbsp;<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/7135/John-M-Armleder">John M. Armleder</a>, qui en est la figure centrale – mais non autoritaire – n’a cessé d’instiller cet esprit de liberté chez toutes ceux∙elles avec qui il a collaboré, à Genève et ailleurs.</p><p>Dans une dynamique plus solidaire que jamais, le MAMCO, le Centre d’art contemporain et le Centre pour la photographie se partagent désormais l’ensemble du BAC. Pensé dès les années 1990 autour de la naissance du MAMCO (1994), le projet a connu une gestation compliquée. L’an dernier y est né l’Agora, un espace où Lionel Bovier montre des œuvres des collections publiques genevoises, une manière de test en attendant les travaux.</p>

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	C’est avec ces perspectives que Danaé Panchaud, qu’on avait connue jeune collaboratrice du Centre d’art et qui dirigeait ces dernières années le Photoforum Pasquart à Bienne, est revenue à Genève. À la tête du Centre de la photographie depuis janvier 2021, elle affirme une approche du médium certes pointue, mais adroitement médiatisée. Son programme est lié à des enjeux de pouvoir, de contrôle et d’émancipation. Au projet documentaire complexe d’Akosua Viktoria Adu-Sanyah sur les expéditions scientifiques en Patagonie succèdera, ce printemps, la réflexion d’Anastasia Mityukova sur l’imaginaire occidental construit autour du Grand Nord. Danaé Panchaud impulse ainsi une énergie supplémentaire à un domaine, la photographie, qui s’est développé à Genève (Nuit de la photo, bourses pour photographes&hellip;) sous l’impulsion du conseiller administratif en charge de la culture, Sami Kanaan – Photo Élysée, à Lausanne, gardant bien sûr une place phare.</p><p>On retrouve les trois institutions du BAC à artgenève, où les stands des musées, écoles et espaces d’arts indépendants de la ville, qui accueillent toujours des invité∙e∙s venu∙e∙s de plus loin (musée du quai Branly à Paris, Serpentine Galleries à Londres, Villa Arson à Nice&hellip;), s’harmonisent avec ceux∙elles des galeries, dont une belle poignée de pointures internationales. Les galeries genevoises qui comptent sont, bien sûr, présentes.</p>

<p>Si <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1242/Pace-Gallery">Pace</a> n’a pas de stand, la galerie expose en ce moment en ville une pièce monumentale de Leo Villareal. Elle est par ailleurs l’une des rares situées hors des quartiers où l’on tient vernissage commun sur le mode associatif, comme à Vieille-Ville, à Carouge et surtout autour du BAC, où, depuis le début du millénaire, on s’organise sous le nom de Quartier des Bains (ainsi nommé d’après la rue principale). Ce n’est certes plus l’enthousiasme des débuts, comme le confirme Pierre-Henri Jaccaud de la galerie <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1657/Skopia-P-H-Jaccaud">Skopia</a>, l’un des fondateurs de l’association : le nombre de marchand∙e∙s a diminué de plus de la moitié (huit galeries aujourd’hui), et on sait qu’il va falloir tenir le coup pendant les travaux du BAC, puisque s’applique ici le principe de réciprocité entre musées et galeries propre à artgenève. </p><p>On reste pourtant confiant∙e∙s, avec l’ouverture récente d’Olivier Varenne, venu rejoindre les galeries Wilde, <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/35851/Xippas">Xippas</a> et autre <a href="https://www.artbasel.com/catalog/gallery/1218/Galerie-Mezzanin">Mezzanin</a>. Si les jeunes collectionneur∙euse∙s des années 2000 n’ont pas tou∙te∙s résisté aux crises économiques qui se sont succédé depuis, iels constituent encore un vivier constant et varié, toujours susceptible de s’enrichir de nouvelles∙aux arrivant∙e∙s (plus de 10 % de la population se renouvelle chaque année).</p>

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	L’ancien quartier industriel des Bains doit aussi sa vivacité à des lieux hors des circuits commerciaux, comme le Centre d’édition contemporaine ou andata.ritorno, deux ancêtres/pionniers parmi les espaces d’art indépendants genevois. À deux pas, Forde, à l’Usine depuis 1994, reste un lieu formateur pour nombre d’artistes et curateur∙rice∙s. Depuis, Genève a vu naître Le Labo, Hit, Zabriskie Point, one gee in fog, les espaces de l’ancienne usine Kugler, des lieux de résidences comme Utopiana et Embassy of Foreign Artists (EOFA) et, plus récemment encore, Espace 3353 à Carouge ou Cherish.
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	Ce dernier projet joue les prolongations dans un immeuble promis à la démolition. Son cofondateur et toujours codirecteur, l’artiste et curateur Mohamed Almusibli, a aussi été l’un des commissaires de « Lemaniana », un portrait en action de la jeune création locale présenté en 2021 au Centre d’art contemporain. Mohamed Almusibli est une figure représentative d’une génération qui a étudié, entre autres, à la HEAD – Genève, a souvent baigné dans plusieurs cultures et porte un regard décomplexé et généreux sur ce qui se passe dans l’espace régional tout en participant à la mondialisation des échanges.&nbsp;
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	Impossible en effet de ne pas associer le développement de l’art contemporain à Genève à celui de la HEAD pendant les 19 années où elle a été dirigée par Jean-Pierre Greff, tout juste parti à la retraite. Cette haute école, de plus en plus internationale à l’image de la ville, a formé artistes, designer∙euse∙s et curateur∙rice∙s à qui échappent les vieilles scléroses locales.&nbsp;<span style="">Plusieurs (Zoé Marmier et Louise Jarrige-Le Berre d’Agapornis, Marlène Charpentié, Zahrasadat Hakim&hellip;) participent actuellement au deuxième épisode du parcours « Art au centre Genève ». Né pour contrer les effets de la pandémie, ce projet donne une visibilité grand public à ce monde de l’art contemporain en mutation, avec une dizaine de curateur∙rice∙s pour une vingtaine d’artistes exposé∙e∙s trois mois durant dans des vitrines, parfois grandes, mises à disposition par les commerçant∙e∙s.</span>
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	<span style="font-weight: normal;">Il est dirigé par Carole Rigaut, à la tête de Halle Nord, espace d’art où elle fait valoir la création contemporaine locale depuis 2006. Elle est aussi l’une des personnes qui ont imaginé la Biennale des espaces d’art indépendants de Genève (BIG). C'est un rendez-vous incontournable pour prendre le pouls de la Genève alternative, mais aussi émergente. Sa prochaine édition se tiendra cet été sur un mode insulaire, au large du parc de la Perle du Lac.</span></p>

<p>À qui sait flâner, Genève offre un art public développé essentiellement grâce au Fonds cantonal d’art contemporain (FCAC) et au Fonds municipal d’art contemporain (FMAC). « art&amp;tram », le long de la ligne 14 sur laquelle roule le tram rose de Pipilotti Rist, inaugurera bientôt sa dernière pièce, <em>Beautiful Bridge </em>(2023), du duo d'artistes <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/40775/Lang-Baumann">Lang/Baumann</a>. Plus discrets, les programmes vidéo « Mire » proposés dans les gares du Léman Express n’en sont pas moins remarquables. Et il fait toujours bon lever le nez autour de la plaine de Plainpalais pour contempler, sur les toits des immeubles, les pièces de « Neon Parallax », créées depuis 2006 et dont Simon Lamunière a été l’un des initiateurs et curateurs. Les deux dernières œuvres, d’<a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/6946/Olaf-Nicolai">Olaf Nicolai</a> et de <a href="https://www.artbasel.com/catalog/artist/25727/Nathalie-Du-Pasquier">Nathalie du Pasquier</a>, ont été inaugurées en 2022.</p><p>Genève se construit ainsi une nouvelle identité. Certain∙e∙s s’en trouvent tétanisé∙e∙s, mais beaucoup mettent la main à la pâte et participent à la façonner : les personnes qui aiment être surprises plutôt qu’éblouies, éclairées plutôt que subjuguées.</p>

<p>Coéditrice du trimestriel <em>La Couleur des jours</em>, Elisabeth Chardon a été responsable du domaine des arts visuels au <em>Temps</em>, avec lequel elle collabore encore aujourd'hui.</p><p>Toutes les photos et vidéos : Matthieu Croizier pour Art Basel.</p><p>Publié le 26 janvier 2023.</p>

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