En août dernier, sur la fontaine de la célèbre place de Piccadilly Circus à Londres, deux grandes structures d’un orange éclatant avaient été érigées, accueillant en lettres jaunes capitales des messages encourageants : « DREAM WITH LOVE », « KEEP YOUR DREAMS CLOSE »… Au-dessus de ces grands socles créés par Yinka Ilori, on apercevait la silhouette blanche du plus célèbre cheval volant de l’histoire, Pégase, dialoguant désormais avec la statue d’Éros, dieu grec de l’amour, perchée au sommet de la fontaine historique.

En faisant de la fougueuse créature ailée l’allégorie de la liberté et du pouvoir de l’imagination, le Britannique prouve dans cette œuvre publique que la mythologie gréco-romaine, avec son foisonnement de personnages imparfaits, créatures fantastiques, et scénarios dramatiques, reste encore aujourd’hui une source inépuisable d’inspiration pour les artistes.

« Les mythes grecs parlent d’amour, de mort, de renversement du destin, de deuil, de haine, de vengeance, de soif du pouvoir, de désir. Ils touchent à l’essence de l’expérience humaine », explique Aphrodite Gonou, en charge du programme d’art contemporain du musée d’Art cycladique d’Athènes, qui invite régulièrement des artistes (Marlene Dumas, Brice Marden, Paul Chan…) à réaliser des projets en dialogue avec ses trésors antiques. « Nous ressentons les mêmes souffrances, les mêmes deuils à travers les époques. Nous luttons pour le pouvoir, nous nous identifions à ceux qui l’ont perdu ou ne l’ont jamais eu et à leur quête de justice. »

De la Vénus de Milo au Bacchus du Caravage, dieux·déesses et héros·ïne·s antiques ont donné lieu à nombre de chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art occidental. Iels n’ont cessé de traverser les mouvements et les époques, générant des iconographies que certain·e·s cherchent aujourd’hui à déconstruire. Comme le jeune peintre et sculpteur tchèque Vojtěch Kovařík, qui représente ces figures tutélaires en personnages géants, occupant la quasi-totalité de l’œuvre où ils semblent désormais enfermés et vulnérables. « Les mythes nous aident à voir que les cycles de la vie se répètent sous différentes formes, et nous offrent même une certaine catharsis », explique le trentenaire.

Présentée au jardin des Tuileries en 2023, sa sculpture d’Arès, en béton ocre, montre l’implacable dieu de la guerre dans une posture inhabituelle, assis et mélancolique avec son arme à terre. On assiste ici à la chute du héros mais aussi à celle de la masculinité suprême, que l’artiste continue d’interroger dans ses représentations de Prométhée ou d’Hermès.

Il en va de même pour les personnages les plus sombres des mythes gréco-romains tels que Méduse, figure dotée de cheveux de serpents et d’yeux capables de figer en pierre ceux·elles qui les regardent. Symbole d'une rage féminine considérée comme mortifère pendant des siècles, le monstre a connu une réhabilitation, retracée entre autres dans l’exposition que lui consacrait le musée des Beaux-Arts de Caen en 2023. Au 21e   siècle, certaines artistes n’ont pas hésité à se glisser dans la peau de l’effrayante Gorgone pour montrer son humanité, à l’instar de Dominique Gonzalez-Foerster et Laetitia Ky.

Jeune photographe ivoirienne, cette dernière en a même fait un emblème de la lutte féministe post #MeToo en citant l’une des versions du mythe selon laquelle la déesse Athéna, jalouse, donna son apparence repoussante à Méduse après avoir appris que Poséidon l’avait violée. « Une bonne métaphore de la manière dont le monde punit encore les victimes de viol plutôt que les violeurs », publiait l’artiste sur son compte Instagram, en légende de son Autoportrait en Méduse (2022). Pour ce cliché, sa propre chevelure avait alors été sculptée en forme de serpents.

Un phénomène similaire semble se produire avec le mythe du Minotaure, célèbre homme à tête de taureau enfermé au centre d’un labyrinthe duquel il ne pouvait s’échapper. Incarnation du désir sexuel de l’homme et de son devenir bestial, la créature a intéressé de nombreux·ses artistes de la modernité, de Pablo Picasso aux surréalistes parisien·ne·s, qui en ont même fait le titre de leur fameuse revue.

Depuis, le peintre Chris Ofili s’est par exemple emparé de cette figure pour aborder les clichés racistes, qui ont souvent stigmatisé les personnes noir·e·s en les approchant de l’animal, tandis que le jeune artiste français Quentin Fromont l’explore pour parler des corps marginaux : « Le Minotaure incarne la peur du corps différent, du désir hors norme, condamné à errer dans un labyrinthe sans issue. Son existence même est un rappel de la manière dont les sociétés créent et excluent leurs propres monstres. » Chez le plasticien, l’enfermement du personnage se matérialise dans la photographie d’un homme au visage flou, imprimée par transfert sur un assemblage de centaines de carrés de plâtre, dont il semble désormais prisonnier.

Dans leur exposition en duo, présentée l’an passé à Budapest, les artistes hongroises Zsófia Keresztes et Zsófia Antalka interprétaient le monstre comme une « allégorie de la rage et de l’agressivité féminines encore très souvent réprimées par les normes sociales », normes qu’elles assimilaient au dédale de Knossos. Plus abstraite et symbolique, leur lecture féministe du mythe s’incarnait notamment dans des sculptures en mosaïque aux airs de cages et des rideaux de perles dessinant un sourire carnassier.

Miles Greenberg le relève : si la mythologie grecque reste toujours aussi pertinente, c’est aussi parce que l’importance et la longévité de sa représentation dans l’histoire de l’art occidental en fait l’un des canons les plus largement diffusés, et donc compréhensibles, dans le monde. Depuis plusieurs années, le jeune Canadien s’empare de ces mythes dans ses performances pour parler de l’identité noire et queer : « Lorsque mon corps ou ceux des artistes-interprètes avec lesquels je travaille interviennent dans ces mythologies, quelque chose se réécrit, explique-t-il. Je peux superposer mes propres récits, inventés ou vécus, à cette structure, en profitant de notre familiarité intégrée [à la mythologie] pour introduire quelque chose de nouveau. » Entamée en 2021, sa première série de sculptures en acier citait d’ailleurs exclusivement « des figures mythologiques qui sont mortes d’une erreur humaine ou d’un caprice » –Icare qui chute après s’être approché trop près du soleil, Orphée qui se tourne pour voir son amante Eurydice, Narcisse qui tombe dans l’eau en voulant embrasser son reflet… Autant de mythes qui, comme celui du Minotaure, révèlent la faillibilité de l’humain, universelle et intemporelle.

Nombre d’auteur·e·s ont cherché à évoquer l'époustouflante inventivité de ces derniers, mais peu y sont parvenus aussi brillamment que le poète romain Ovide. Aujourd'hui, on croise encore souvent ses Métamorphoses – véritable bible de la mythologie grecque, mais aussi incontournable référence pour les artistes depuis des siècles – dans les ateliers. Sans doute car le long poème regorge de créatures hybrides proches de celles qui peuplent nos rêves.

En 2024, le centenaire du surréalisme nous a rappelé combien ces chimères ont nourri l’imaginaire des figures majeures du mouvement, d’André Masson à Leonor Fini. Aujourd’hui, elles imprègnent les artistes qui s’en font les héritier·e·s, comme Marguerite Humeau et Louise Bonnet, « nouvelles surréalistes » que l’on retrouvait dans la sélection de la 59e Biennale de Venise, justement articulée autour de l’essai The Milk of Dreams de Leonora Carrington.

De la nymphe Daphné, qui se change en laurier pour échapper à Apollon, à la déesse Artémis, qui transforme le chasseur Actéon en cerf pour l’avoir vue nue, nombre de mythes incitent, par la fusion entre l’humain, l’animal et le végétal, à un retour salutaire à la nature. Vojtěch Kovařík le corrobore : plusieurs mythes peuvent être relus comme des incitations à préserver notre écosystème à l’aune des crises climatiques, tels que Deucalion et Pyrrha, qui parle « d'inondation du monde et d’une nouvelle migration », ou Phaéthon, sur « le déséquilibre écologique et la catastrophe ».

Pour autant, outre les mises en garde, les mythes gréco-romains pourraient surtout aux yeux de cette nouvelle génération s’avérer rassurants. « Face à la rapidité et l’instabilité du monde, ajoute l’artiste, peut-être que nous cherchons à retourner vers quelque chose qui ne semble jamais changer : les archétypes qui accompagnent l’humanité depuis des siècles. »

Légendes et crédits

Journaliste et critique d’art, Matthieu Jacquet écrit sur l’art et la mode pour Numéro et Numéro art.

Publié le 14 avril 2025. 

Légende pour image d'en-tête : Quentin Fromont, Crépuscule (détail), 2024. Avec l'aimable autorisation de l'artiste.